Thierry Pouch : « L’agriculture n’est plus une priorité de la construction européenne, alors qu’elle devrait l’être »

Publié le 29 décembre 2025

Il incarne une voix essentielle de l’économie agricole française. Thierry Pouch, chef économiste à l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (Apca), en outre chercheur associé à l’université de Reims Champagne-Ardenne, analyse en profondeur les enjeux agricoles, économiques et géopolitiques de France et du monde entier.

Que signifie aujourd’hui le concept de « souveraineté alimentaire » appliqué à la France et à l’Europe ?

La souveraineté alimentaire avait surgi au cours des années 1990, lorsqu’une ONG, Via Campesina, lors d’un Sommet mondial de l’alimentation de la FAO de 1996, en fit une arme politique pour contrecarrer les ambitions et les conséquences des recommandations des institutions internationales dirigées vers les pays en développement, dans le cadre du Consensus de Washington. À l’époque, peu nombreux furent les pays et les organisations agricoles qui se sont ralliés à cette perspective d’affirmer une notion qui, fondamentalement, renvoie à l’autonomie de décision d’une nation.

C’est au moment de la crise sanitaire covid et surtout de la guerre en Ukraine que la souveraineté alimentaire resurgit, en raison de la prise de conscience que les chaînes de valeur pouvaient s’interrompre et que l’UE était dépendante de certains pays pour s’approvisionner, que ce soit en énergie, pétrole et gaz, en engrais et en protéines végétales destinées à nourrir le bétail. L’ambition, portée par le Président de la République, était de desserrer ces contraintes d’approvisionnement qui plaçait la France et, plus largement, l’UE, sous la dépendance de certains pays, dont la Russie qui a eu le tort d’envahir l’Ukraine.

Ce concept de souveraineté alimentaire s’entend à l’échelle nationale mais beaucoup moins à celle de l’Union européenne. Les clivages politiques et économiques sont suffisamment profonds pour que certains États membres renoncent aux vertus supposées du libre-échange et de l’ouverture commerciale vers le grand large. C’est assez paradoxal, dans la mesure où, à l’origine, la construction de la PAC renfermait cette idée d’autonomie de décision et avait fixé comme objectif d’atteindre l’autosuffisance alimentaire.

Où en est la France en termes de puissance agricole et d’exportations, et comment sa place a-t-elle évolué ces dernières décennies ?

La France demeure encore aujourd’hui la première puissance agricole de l’Union européenne, avec 18 % de la production totale des Vingt-Sept, tant en productions végétales qu’animales. Bien entendu, la progression de certains pays membres comme l’Allemagne ou plus récemment la Pologne, constitue un signal pour les agriculteurs français. Il est vrai que la France occupait le second rang des exportateurs mondiaux en 2000, juste derrière les États-Unis, et qu’elle a régressé au sixième rang aujourd’hui. Elle a été successivement supplantée par deux pays membres de l’UE, l’Allemagne et les Pays-Bas, puis par un pays tiers, le Brésil, puis par la Chine.

La perte de parts de marché de la France n’avait pourtant pas endommagé son excédent commercial agroalimentaire qui restait relativement élevé, bien que parfois malmené par la concurrence ou par les chocs climatiques. Il oscillait entre 5 et 11 milliards d’euros. La France n’avait plus affiché de déficit commercial agroalimentaire depuis 1978. Pour autant, les positions des Pays-Bas et de l’Allemagne ne progressent plus, elles ont même tendance à plafonner. L’Allemagne enregistre le déficit commercial agroalimentaire le plus élevé des Vingt-Sept avec plus de 25 milliards d’euros. L’observation statistique de l’évolution des parts de marché de la France depuis 2008, c’est-à-dire depuis la crise économique et financière, montre que l’érosion de la compétitivité de la France porte avant tout sur le marché intracommunautaire.

L’excédent commercial français recule comparativement à l’année 2024, année qui d’ailleurs s’était achevée sur un excédent très faible, 4,9 milliards, le plus faible depuis trente ans. Une situation inédite mais qui confirme que, depuis vingt-cinq ans, la France perd en performance commerciale face aux aléas climatiques, à la concurrence de la Fédération de Russie pour le blé, de l’Ukraine en poulets, œufs, sucre, oléagineux, de la Pologne en poulet et fruits. Facteurs auxquels il est suggéré d’adjoindre le manque d’outils industriels pour transformer et créer de la valeur ajoutée.

L’Union européenne peut-elle encore se considérer comme autosuffisante sur le plan alimentaire ? Sur quels produits reste-t-elle la plus dépendante de l’extérieur ?

Oui, elle le peut. L’un des indicateurs de cette autosuffisance réside dans les surplus qu’elle dégage de ses productions et qu’elle exporte. L’UE à 27 est le premier exportateur mondial de produits agricoles et alimentaires, devant les États-Unis, avec près de 15 % des exportations mondiales, contre à peine 9 % pour les États-Unis. Son excédent commercial était en 2023 de 50, 6 milliards de dollars, contre -41 pour les États-Unis. La production agricole de l’UE est suffisante pour nourrir les populations des 25 États membres.

En revanche, pour atteindre ce niveau d’autosuffisance, et pour être en mesure d’exporter, l’UE importe des engrais et de la protéine végétale, notamment soja et autres oléagineux, huile de tournesol et produits halieutiques à hauteur de près de 16 % dans les importations mondiales d’oléagineux et d’huiles. Pour le reste, le poids de l’UE dans les importations mondiales de produits agricoles et alimentaires n’a cessé de régresser depuis 2000, de 17 à 12 %. Il y a toutefois quelques signaux qu’il convient de surveiller en matière d’autosuffisance. L’UE importe désormais du maïs et du sucre, alors qu’elle était exportatrice nette il y a encore une vingtaine d’années.

Comment les accords de libre-échange de type CETA, Mercosur, affectent ils la souveraineté agricole européenne ?

La multiplication des accords de partenariats commerciaux incite la Commission européenne et certains États membres favorables au libre-échange à minimiser pour le secteur agricole les risques contenus dans l’application des accords commerciaux bilatéraux. Elle met au contraire en avant les gains que l’UE peut retirer dans la sphère industrielle. C’est pourquoi il est indispensable de procéder à des calculs sérieux et contradictoires pour mesurer les effets de ces accords et d’insérer des hypothèses sur les transformations du contexte. Les négociations avec les pays du Mercosur ont été engagées il y a plus de vingt ans, mais la période d’aboutissement des négociations et de la signature se caractérise par des bouleversements qui, à l’évidence, changent la donne.

Si l’on entend par souveraineté alimentaire une aptitude et une volonté politique de décider par soi-même et pour soi-même, alors le fait que la politique commerciale soit du ressort exclusif de la Commission pose un problème de fonctionnement de l’UE. Récemment, dans le cadre de l’accord Mercosur, la Commission a scindé le texte en deux, en cherchant à bloquer tout veto de la part d’un État membre, en l’occurrence la France qui a affiché son opposition à cet accord, en l’état.

Sur le plan strictement agricole, la pénétration du marché européen par des produits agricoles et alimentaires sur la base de contingents accordés avec des droits de douane réduits ou nuls, et de surcroît avec des différentiels de coûts de production importants et des réglementations très différentes, a de quoi intensifier la concurrence et menacer les productions européennes de viandes bovine, porcine, de volaille, de sucre. C’est en ce sens que la souveraineté alimentaire est fragilisée, surtout face à des géants agricoles que sont le Brésil, l’Argentine, et, hors Mercosur, la Nouvelle-Zélande. Des pays agricoles qui, au regard de leurs excédents commerciaux agroalimentaires, n’avaient nullement besoin, comme l’UE, d’un accord sur le plan agricole. Cette politique commerciale crée parfois des paradoxes. L’application provisoire du CETA a montré en effet que l’UE a retiré des gains commerciaux depuis 2017. Certes, mais cela n’a pas été un argument suffisant pour le Sénat en France, qui a rejeté la ratification du CETA.

L’UE cherche à diversifier ses partenariats, et accélère par conséquent l’application des textes qu’elle a signés, afin de repousser tout risque de ralentissement des échanges.

Quel rôle joue la PAC actuelle dans la capacité de l’Europe à maintenir une agriculture compétitive et durable ?

Historiquement, la création de la PAC a débouché sur un accroissement de la production agricole de l’UE, au point d’atteindre l’autosuffisance en à peine une décennie, en particulier en céréales, en sucre, en lait, en viande. Rien qu’en France, un agriculteur nourrissait cinq personnes dans les années 1950, c’est aujourd’hui plus de 100.

Comme on le sait, la PAC a pourtant été réformée à partir de 1992, selon un rythme sexennal. Le fil conducteur de ces réformes a été l’assouplissement de son budget de la PAC : il représente les deux tiers du budget général de l’UE jusqu’aux années 1980, 50 % entre 1990 et 2000, et il ne serait que de 15 % selon les premières indications livrées par la Commission lorsqu’elle a rendu public son projet de Cadre financier pluriannuel 2028-2034. Ce qui s’est traduit par des allègements ou des réductions de soutiens alloués aux agriculteurs.

Les fluctuations de marché, les aléas climatiques, la concurrence acharnée que livrent certaines nations, à l’image du Brésil ou de la Fédération de Russie, une PAC qui ne soutient plus comme auparavant et qui accorde la priorité à la lutte contre le réchauffement climatique, avec, comme on a pu l’observer, des réactions hostiles lors du lancement du Pacte Vert, qui contient une dimension agricole, autant de paramètres qui brouillent les repères des agriculteurs, leur capacité à décider et à se projeter dans l’avenir. L’UE cherche à renforcer la compétitivité de son agriculture, tout en la rendant durable, c’est-à-dire orientée vers l’adoption de nouveaux critères de production en cohérence avec la crise climatique, et, dans le même temps, diminue les moyens financiers destinés aux agriculteurs. Passer dans le vert, sans doute, mais comment réaliser cette performance lorsque les agriculteurs sont économiquement dans le rouge ?

Partant de là, et au regard du contexte mondial, l’objection qui peut être adressée à l’UE, et à la Commission en particulier, selon laquelle l’agriculture n’est plus une priorité de la construction européenne, alors qu’elle devrait l’être, est recevable. Plusieurs nations ont procédé à un réarmement agricole, et, manifestement, ce n’est pas le chemin que prend l’UE. La construction de l’Europe a pu se réaliser avec le concours décisif de l’agriculture, elle pourrait se déconstruire si ce secteur se disloquait.

Si vous deviez hiérarchiser les trois grands chantiers prioritaires pour la souveraineté agricole européenne à horizon 2035, quels seraient-ils ?

Dans un contexte de tensions internationales extrêmes, l’affirmation de la souveraineté alimentaire est une priorité économique certes, agricole à l’évidence, mais avant tout politique. Il n’est guère surprenant que cette exigence de souveraineté alimentaire soit portée par la France car c’était l’un des axes fondamentaux de la politique du Général de Gaulle au début de la Ve République. La difficulté est de réunir les autres États membres autour de cette ambition nouvelle dans un contexte différent. Si l’UE entend peser sur les affaires du monde, elle doit se doter, dans la sphère agricole, d’une politique idoine dans ce sens.

C’est pourquoi la priorité est de réexaminer l’orientation qui a été donnée en 1992 à la PAC, en restaurant certains soutiens, en rehaussant le budget dédié à ce secteur. La deuxième priorité est de faire prendre conscience à nos partenaires de préserver cette autonomie alimentaire, car dépendre de l’extérieur pour se nourrir, c’est mettre en danger une nation ou un groupe de nations. En ce sens, l’acte de produire demeure un vecteur décisif pour être à la fois indépendant et puissant. Enfin, la troisième priorité est d’examiner cette ambition de souveraineté à l’aune de la politique commerciale telles qu’elle est menée par la Commission européenne.