Benjamin Smith, CEO Air France-KLM : Devenir le champion européen de l’aérien malgré une concurrence faussée

Publié le 17 décembre 2025

Quand, en 2018, le Canadien Benjamin Smith quitte la direction des opérations d’Air Canada pour s’installer au cockpit d’Air France, il devient le premier « non Français » à prendre en main la compagnie alors malmenée par des conflits sociaux qu’il réussit à stabiliser. « Ben » Smith réitèrera ses succès, qu’il s’agisse du renouvellement de la flotte ou du défi délétère de la covid en dépit de laquelle Air France réussira à rembourser les milliards de prêts des États français et néerlandais. C’est un directeur général reconduit dans ses fonctions pour cinq ans en 2022 qui analyse ici la compagnie et son marché, bousculés par une concurrence subventionnée.

Air France-KLM évolue dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Quelles sont les spécificités du marché du transport aérien et comment votre groupe se positionne-t-il ?

Face à une demande massive du nombre de passagers à travers le monde, le secteur aérien s’est  profondément transformé en un quart de siècle. Aujourd’hui, l’aéroport Paris Charles de Gaulle, le cœur du réseau d’Air France-KLM, accueille plus de 70 millions de voyageurs par an et une centaine de compagnies aériennes. Cette demande accrue a entraîné une concurrence croissante et une diminution continue de parts de marché du groupe : en vingt ans, le nombre de passagers annuel a augmenté de plus de 20 millions à CDG alors que la part des compagnies du groupe Air France-KLM a reculé d’environ 20 points.

Mais il faut bien comprendre que cette concurrence est en réalité faussée. D’un côté évoluent les compagnies à bas coût, de l’autre des compagnies long-courrier dont un grand nombre sont massivement subventionnées. Ryanair, soutenu par des subventions régionales, a par exemple multiplié son réseau par sept depuis 2005. Turkish Airlines, appuyé fortement par l’État turc, l’a multiplié par neuf. Qatar Airways, malgré un marché domestique très limité, l’a multiplié par onze. Ces compagnies, en particulier celles du Golfe, mènent des stratégies particulièrement offensives : elles captent en France une partie importante des passagers pour les rediriger vers leurs hubs, ce qui transfère valeur ajoutée et emplois vers leurs pays d’origine – au détriment de l’économie française.

Face à cette concurrence, Air France-KLM, fort de son réseau de 300 destinations dans 125 pays  agit pour rester le pilier de la connectivité de la France avec le reste du monde et devenir le champion européen de l’aérien.

Face à l’arrivée de ces nouveaux acteurs aux modèles ultra-concurrentiels, quels leviers stratégiques activez-vous pour renforcer la compétitivité et la présence du groupe Air France-KLM ?

Dès 2018, le groupe a engagé un plan structurant pour renforcer sa compétitivité face à l’intensification de la compétition internationale.

Notre stratégie s’appuie sur la complémentarité de notre portefeuille de marques pour capter les segments les plus rentables. En valorisant nos marques iconiques Air France et KLM, et en accélérant le développement de Transavia – première compagnie low-cost en France –, nous adaptons finement notre offre à chaque marché. La taille de notre groupe nous donne le moyen en outre de bénéficier de synergies, comme l’achat groupé d’avions de nouvelle génération.

Cette stratégie a, à titre d’exemple, produit des résultats très positifs chez Air France qui a enregistré les meilleures performances de son histoire en 2024. Ce retour à la performance repose sur deux piliers principaux. Le premier est l’optimisation de notre modèle opérationnel, autour d’une flotte rationalisée passée de douze à six types d’appareils, et d’un réseau mieux coordonné pour renforcer la connectivité de nos hubs. Le second pilier est la mise en œuvre d’une stratégie de montée en gamme, alignée sur les meilleurs standards du marché, dont la nouvelle « Première Air France » est l’exemple emblématique.

Néanmoins, nos efforts, si structurants soient-ils, resteront insuffisants si nos concurrents continuent de bénéficier de conditions d’exploitation plus favorables que celles imposées aux compagnies européennes, et françaises en particulier. Pour éviter le détournement de trafic vers des hubs aux portes de l’Europe et surseoir aux émissions de carbone addtionnelles générées par ces détours, le transport aérien doit pleinement s’intégrer aux instruments de préservation du « level playing field » [« terrain de jeu équitable », ndlr].

Pensez-vous que la France reste une destination internationale attractive ? Quelles évolutions attendez-vous à l’échelon national pour contribuer à cette attractivité en jouant à armes égales avec la concurrence ?

La France est la première destination touristique mondiale et dispose d’atouts indéniables pour attirer visiteurs et investisseurs. Les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ont constitué une formidable vitrine pour notre pays. Air France-KLM joue un rôle majeur pour l’attractivité de la destination France et pour le développement économique des territoires où nous sommes implantés. Et pour cause, les activités du groupe génèrent des centaines de milliers d’emplois directs et indirects dans tous les territoires, y compris ultramarins – je rappelle d’ailleurs que notre contribution à l’économie française est estimée à 1,9 % du PIB national. De quoi illustrer l’intérêt stratégique, pour un pays et pour sa balance commerciale, de disposer d’une compagnie de réseau international comme la nôtre. Notre partenariat stratégique Connect France, lancé avec le groupe ADP cet été, illustre notre ambition de continuer à agir pour renforcer la place de la France et de Paris dans le secteur aérien.

Néanmoins, les atouts de la France et nos actions sont fragilisés par l’évolution du cadre réglementaire. L’instauration ou le relèvement de taxes pénalisent notre compétitivité face à des concurrents largement soutenus par leur État. Ces mesures produisent un double effet négatif. Elles nuisent à l’attractivité de la France en incitant les passagers internationaux à privilégier des hubs concurrents tout en ne générant d’autre part aucun bénéfice environnemental, faute d’un fléchage des recettes vers la décarbonation du secteur. J’appelle donc les pouvoirs publics, notamment dans le contexte actuel, à privilégier à minima la stabilité du cadre réglementaire.

La décarbonation du transport aérien est une exigence majeure qui implique des investissements colossaux. Comment votre groupe entend-il concilier l’impératif environnemental et la compétitivité ?

La décarbonation du transport aérien est un enjeu vital pour l’avenir de la mobilité internationale. Air France-KLM est pleinement engagé dans cet effort à travers des investissements véritablement considérables. Nous mobilisons tous les leviers disponibles. Le premier est le renouvellement accéléré de notre flotte : jusqu’à deux milliards d’euros sont investis par an d’ici à 2030 pour intégrer des appareils de nouvelle génération, de quoi réduire de 25 % la consommation de carburant. Parallèlement, nous misons sur le développement des carburants d’aviation durables, les SAF, dont nous sommes l’un des premiers acheteurs mondiaux. Leur essor exige cependant un soutien public conséquent afin de maintenir des prix soutenables et préserver la compétitivité nationale et européenne.

Accélérer la décarbonation implique également de mettre en place un cadre international cohérent. Sans cela, une partie du trafic risque de se déporter vers des compagnies étrangères moins engagées, avec un double coût : une perte de valeur pour l’Europe et une absence de réduction effective des émissions. Seule une approche multilatérale évitera des distorsions de concurrence qui pénaliseraient les compagnies les plus vertueuses.

L’aviation est fortement dépendante des énergies fossiles importées et, demain, des carburants durables encore peu disponibles. Quelle vision avez-vous de la sécurisation de ces approvisionnements stratégiques ?

Les carburants d’aviation durables, les SAF, sont au cœur de la transition écologique de notre secteur. Ils sont indispensables pour décarboner l’aviation long-courrier. L’Europe a fixé, avec le Green deal et le règlement ReFuelEU Aviation, des objectifs ambitieux d’incorporation de SAF. Cet engagement envoie un signal fort, mais les défis restent considérables. Côté production, les investissements sont massifs et les coûts de production élevés. Côté demande, les compagnies doivent composer avec des prix très volatils, trois à quatre fois supérieurs au carburant conventionnel, qui pèse déjà 20 à 30 % de nos coûts, et peinent à s’engager sur des volumes stables à long terme. Le défi pour les années à venir est de concilier des obligations réglementaires croissantes, une pression fiscale accrue et la nécessité de rester compétitifs face à des transporteurs non soumis aux mêmes règles.

La solution réside dans la constitution d’un cadre qui favorise les contrats d’approvisionnement de long terme, adossés à des instruments de financement adaptés. La création d’un fonds dédié à l’émergence des SAF, financé par les recettes du marché carbone, les ETS, ou par une part de la taxe de solidarité sur les billets, permettrait par exemple de réduire le risque pour les investisseurs tout en limitant le surcoût pour les compagnies françaises et d’accompagner la montée en puissance de la filière. Dans cette logique, il serait naturel que la fiscalité du transport aérien soit directement fléchée vers la transition du secteur, afin de soutenir les acteurs les plus vertueux.

Face aux compagnies du Golfe, aux États-Unis ou en Asie, estimez-vous que l’Union européenne dispose aujourd’hui des bons instruments pour garantir le terrain de jeu équitable que vous avez évoqué ?

Face à la montée en puissance des compagnies du Bosphore et du Golfe, force est de constater que l’Union européenne n’a pas encore su se doter des instruments nécessaires pour garantir une concurrence équitable, le fameux « level playing field » déjà cité. En poussant au maximum sa doctrine pro-concurrence, l’Europe a ouvert son marché à des transporteurs sans exiger de réelles contreparties. Par exemple, l’accès à 450 millions de consommateurs européens a été accordé à Qatar Airways alors que le marché qatari n’en représente que… trois millions. Il est urgent de corriger ces déséquilibres.

L’élaboration d’un Sustainable Transport Investment Plan, STIP, dans le cadre du Clean Industrial Deal, pourrait constituer une avancée prometteuse, à condition qu’elle s’accompagne d’un cadre d’investissement robuste et harmonisé. L’objectif est clair : réduire l’écart de coûts avec les autres régions du monde, développer une production compétitive de carburants durables en Europe et soutenir les projets industriels par des financements combinant capitaux privés et fonds publics.

En outre, la mise en place d’un mécanisme de compensation aux frontières adapté à l’aérien et inspiré du mécanisme d’ajustement du carbone aux frontières, le CBAM, est indispensable pour garantir que les transporteurs extra-européens soient soumis aux mêmes exigences environnementales que les compagnies de l’Union. D’autres secteurs comme la sidérurgie ou l’automobile confrontés à des enjeux similaires de distorsions de concurrence avec les producteurs en Asie bénéficient de mesures de l’Union européenne pour protéger leur compétitivité. Le secteur aérien, tout aussi stratégique, doit être inclus dans ces dispositifs. C’est à cette condition que l’Europe pourra défendre ses champions, éviter le détournement de son trafic et préserver sa souveraineté aérienne.

J’appelle donc les pouvoirs publics, notamment dans le contexte actuel, à privilégier a minima la stabilité du cadre réglementaire.

L’Europe devra défendre ses champions, éviter le détournement de son trafic et préserver sa souveraineté aérienne.