Missiles : l’Europe rattrape-t-elle son retard ?

Publié le 10 décembre 2025

Le feuilleton interrompu de la livraison de missiles Tomahawk à l’Ukraine a fait la part belle à un produit-phare de l’arsenal américain. Une actualité qui souligne la nécessité de mettre les bouchées doubles pour équiper le vieux continent en missiles « Made in Europe ».

De fait, la promise Tomahawk était bien belle : portée passant les 1500 kilomètres, charge militaire capable de venir à bout des objectifs les plus durcis, track-record élogieux sur plusieurs décennies… Ceci pour le côté face… Côté pile, de nombreuses inconnues, comme la disponibilité des lanceurs, la part des spécialistes US à déployer, aggravant l’accusation de cobelligérance par Moscou, et surtout, au plan industriel et logistique, la cadence de livraison, alors que la mise à niveau des stocks US passablement bas est la priorité du DoD (ou DoW).

Autant d’incertitudes qui sont communes à tous les missiles « haut du spectre ». Dès les premières semaines du conflit en Ukraine, états-majors et industriels européens tiraient la sonnette d’alarme face à des capacités tout simplement absentes, des stocks faméliques, ou encore une dépendance totale à l’égard des États-Unis. Ces constats ont amené la Commission européenne à faire figurer les missiles de tous types parmi les 7 priorités de son livre blanc paru en avril 2025, tandis qu’ils occupent une place de choix dans les 150 milliards d’euros de crédits européens déjà attribués dans le cadre du plan SAFE. Des dispositions politiques et budgétaires que les industriels n’ont pas nécessairement attendu pour entreprendre l’effort de guerre appelé de leurs vœux par les exécutifs européens.

Un besoin pressant en capacités offensives

La grande nouveauté est que l’Europe essaie de sortir du modèle essentiellement défensif hérité de 30 ans de « dividendes de la paix ». Constatant un usage massif des frappes dans la profondeur, entre l’Ukraine et la Russie, Israël et l’Iran, ou entre l’Inde et le Pakistan, les industriels européens multiplient les efforts sous des angles complémentaires : constituer les stocks nécessaires à un engagement dans la durée, adapter des solutions éprouvées à d’autres types de plateforme, et se lancer dans la course à l’innovation, dans les nombreux secteurs où la concurrence s’annonce rude, avec un afflux d’acteurs nouveaux.

MBDA, via ses filiales britannique et française, va ainsi relancer la production des missiles Scalp/Storm-Shadow, pour accroitre les stocks. Cette munition a largement fait ses preuves, notamment en Ukraine, avec la destruction de cibles navales et terrestres en dépit d’une défense aérienne russe réputée parmi les plus complètes. Cet effort de production renouvelé s’inscrit dans une vision politique « d’entente industrielle », consacrée notamment par le traité de Lancaster 2.0 signé en juillet dernier. Elle comprend aussi la modernisation de cette munition, notamment en termes de guidage et de contre-mesures pour maintenir son efficacité jusqu’au début des années 2030. En parallèle MBDA Allemagne et Saab développent le Taurus NEO, version optimisée du Taurus, dont la livraison par l’Allemagne à l’Ukraine a depuis 3 ans été un feuilleton assez analogue à celui du Tomahawk, pour des raisons similaires.

Pour rationaliser l’effort industriel, la France a lancé en juillet 2014 l’initiative ELSA, ou European Long strike Approach, rejointe par l’Allemagne l’Italie, la Pologne, le Royaume Uni et la Suède. Il s’agit, pour les besoins d’une dizaine de clusters capacitaires, d’identifier les « best athletes » parmi les BITD concernées, de façon à concentrer les efforts financiers sur les meilleures solutions technico-opérationnelles. Quelques projets ont émergé jusqu’ici, parmi lesquels celui visant à créer la capacité essentielle des frappes sol-sol, quasi inexistante, avec le Land Cruise Missile (LCM). Il est la déclinaison terrestre du MdCN naval, utilisé avec succès en opération, dont la portée de plus de 1000 kms et les qualités de furtivité lui permettraient de prendre la place attendue de « Tomahawk souverain », dans les forces avant la fin de la décennie. Le caractère commun de la munition avec sa version navale présente par ailleurs un intérêt de tirs coordonnés, mais également d’économie d’échelle, évident en termes de maintenance, susceptible de retenir l’attention des clients des frégates FDI et des sous-marins potentiellement équipés du MdCN.

Coté innovation, la France, la Grande Bretagne et l’Italie travaillent au Stratus, également consacré par le traité de Lancaster. Ce système combine deux missiles, Stratus Low Observable, subsonique et furtif, annoncé avec une portée exceptionnelle encore classifiée, et Stratus Rapid Strike, supersonique et manœuvrant. La combinaison des deux munitions doit permettre de venir à bout des meilleures défenses multi-couches de la décennie à venir, pour frapper une large gamme d’objectifs : navals, terrestres, défense aérienne (missions DEAD) et cibles aériennes majeures (alerte avancée type AWACS).

ELSA s’étend à des échéances de plus long terme, tel que le projet germano-britannique d’un vecteur pouvant atteindre plus de 2000 kilomètres, potentiellement dans la catégorie des munitions hypersoniques. Le cadencement et le financement n’en sont pas encore connus, tandis que, du côté des solutions balistiques, la Grande-Bretagne et la France ont annoncé des travaux dont les résultats ne sont pas attendus à court ou moyen terme, l’effort budgétaire pour le MBT n’intervenant par exemple qu’à la toute fin de la décennie.

Compléter et muscler la défense aérienne et anti-missiles

En octobre 2025, la FREMM Alsace a détruit une cible représentant une menace « supersonique plus », en l’occurrence un missile Mica évoluant à Mach 4, tandis que la FDA Forbin a détruit une bombe planante de type AASM. À chaque fois c’est la version actuellement déployée de l’Aster 30 qui s’est illustrée, après avoir, ces deux dernières années, démontré in vivo sa capacité antibalistique face aux houthis en Mer Rouge.

Le prochain bond est d’ores et déjà en cours, avec le développement de la version B1 NT (pour nouvelle technologie) de l’Aster, dont, selon Mer et Marine « le tir de qualification devrait avoir lieu en 2026 contre une cible représentative d’un missile balistique de moyenne portée, telle le Sparrow israélien », avec une portée de cette nouvelle version devant atteindre 150 kilomètres.

Car l’enjeu de niveau stratégique se situe bien à ce niveau d’exigence. Il s’agit de permettre aux pays d’Europe de se défendre contre un ensemble de menaces incluant le segment balistique le plus sophistiqué, en réduisant progressivement la dépendance à des moyens extérieurs à l’Union. Or, l’initiative ESSI (european sky shield initiative) portée par l’Allemagne combine Patriot américains, IRIS-T allemands, et Arrow-3 israéliens : une solution pas vraiment souveraine, et pénalisée d’emblée par un calendrier d’approvisionnement prioritairement guidé par les (nombreux) besoins américains et israéliens. Au point d’ailleurs que la défense danoise s’est finalement tournée, pour équiper son IAMD, vers le SAMP/T et l’Aster, constatant le double intérêt d’une solution européenne efficace et récente, à la disponibilité supérieure en termes de livraison, notamment boostée par les quelque 2,5 milliards d’euros consacrés par l’industriel à l’accroissement de ses capacités de production.

À plus longue échéance, les efforts se tournent vers la menace hypersonique, avec des projets comme HYDEF ou HYDIS, gérés par l’OCCAr. Adossé à ces programmes, le projet franco-allemand Odin’s Eye associant ArianeGroup, MBDA et Thales Alenia Space vise à fournir à l’Europe un système d’alerte avancée anti-missiles hypersoniques manœuvrant, reposant sur une constellation de satellites équipés de radars infrarouges et de radars terrestres.

Pour le bouclier comme pour l’épée, il semble que l’enjeu de souveraineté soit durablement identifié par les acteurs publics en charge de la stratégie, comme l’illustrait naguère Emmanuel Chiva, l’ex-patron de la DGA : « La souveraineté n’est pas une option, c’est une dynamique que nous devons entretenir ensemble, au service de la France et de l’Europe ». Encore faut-il que cette posture se traduise dans les arbitrages budgétaires sur ces capacités essentielles, et que le budget de la Défense ne serve pas de sempiternelle variable d’ajustement.