Charlie Guillemot – Pour que le jeu reste au centre

Publié le 27 juin 2025

Fils d’Yves Guillemot, mais dirigeant par conviction plus que par héritage, Charlie Guillemot revient chez Ubisoft pour piloter sa transformation interne. Entre expérience produit, culture tech et passion du jeu, il incarne une nouvelle génération qui entend concilier innovation, exigence et respect du joueur.

L’histoire d’Ubisoft débute par une aventure familiale : celle des cinq frères Guillemot, pionniers d’un secteur vidéoludique en pleine structuration et expansion à la fin des années 1980. En 1986, ils fondent Ubisoft avec l’intuition que le jeu vidéo deviendrait un vecteur culturel majeur. D’abord distributeur, le groupe se lance rapidement dans la création, s’imposant avec des titres devenus emblématiques — Zombi, Rayman, puis les grandes franchises mondiales comme Assassin’s Creed. Aujourd’hui, Ubisoft s’appuie sur un réseau de plus de 35 studios à travers le monde et près de 17 000 collaborateurs. Une aventure industrielle européenne hors norme.

Le temps a passé et tandis qu’Ubisoft entame une nouvelle phase de son histoire, une nouvelle génération s’y engage. Charlie Guillemot, fils d’Yves Guillemot, PDG historique du groupe, a récemment fait son retour dans l’entreprise après plusieurs années d’entrepreneuriat. C’est avec un regard neuf, forgé par l’expérience, qu’il aborde aujourd’hui les défis de l’entreprise. Portrait d’un dirigeant qui fait de la “transfo” son terrain de jeu.

Tracer sa voie

Il ne nie rien de cet héritage. Mais il refuse d’en faire un raccourci. Sa trajectoire, il l’a construite sur des convictions personnelles, une culture du produit forgée sur le terrain, et un goût prononcé pour l’innovation.

Après un passage par le lycée français de Londres, il poursuit ses études à l’Université de Warwick, où il obtient un Bachelor en Business Management, puis à UCL, avec un Master of Science en informatique. À la croisée de la gestion et de la technologie, cette formation dessine déjà un profil hybride. Mais c’est chez Owlient, studio d’Ubisoft, qu’il fera véritablement ses armes.

Le studio Owlient, racheté par Ubisoft en 2011, est alors spécialisé dans les jeux de gestion free-to-play sur navigateur. Les enjeux n’étaient pas forcément les plus en vogue à première vue : un jeu de gestion de centre équestre né sur un Skyblog. Pourtant, c’est là que Charlie Guillemot relève en 2014 un défi fondateur : reprendre avec un collègue la direction du studio lors du départ des fondateurs historiques. Trente-cinq personnes à manager, un produit phare (Equideo/Howrse) à revivifier et une communauté fidèle à reconquérir. « On était jeunes, mais très motivés », dit-il dans un sourire.

Sa priorité : écouter les joueurs, réinvestir dans l’expérience communautaire et moderniser sans trahir. Le studio se stabilise, se réoriente progressivement vers le mobile. Porté par l’ascension du free-to-play sur smartphone, Owlient développe un jeu mobile sous la marque Tom Clancy’s, avec une ambition plus large. Mais le lancement sera perturbé par une polémique inattendue : dans un trailer, un poing levé, symbole fréquemment associé aux mouvements de contestation, est interprété comme une référence détournée à Black Lives Matter. La tempête médiatique est brutale, surtout aux États-Unis. « On a été pris dans un emballement. » Charlie Guillemot encaisse les critiques, tient bon. Mais l’épisode, combiné au contexte sanitaire et à une envie de relever un nouveau défi, le pousse à changer de trajectoire.

Nouveaux horizons

Avec quelques anciens collègues, il fonde Unagi, un studio indépendant positionné sur le Web3. L’ambition initiale : faire un jeu de fantasy football accessible à tous et agréable à jouer. Le projet Ultimate Champion voit le jour, combinant expérience free-to-play et intégration fluide de la blockchain. L’équipe parvient à signer plusieurs clubs, dont Arsenal. Mais le marché évolue vite. L’hypercroissance de Sorare, les exigences d’exclusivité et la chute progressive des valorisations crypto compliquent la donne. Malgré les efforts, la rentabilité peine à suivre. L’équipe pivote.

Unagi propose alors une version en marque blanche du jeu aux ligues sportives, avec un modèle économique plus flexible. C’est un début de réinvention. Mais c’est ailleurs que l’équipe retrouve pleinement sa dynamique créative : sur les digital collectibles. Persona, leur nouvelle franchise, mêle univers manga, plateforme sociale et outils d’IA générative pour la création de contenu. Le succès est immédiat : cinq millions d’euros générés en vingt-quatre heures. Charlie Guillemot y voit la confirmation d’une intuition : c’est sur les zones encore inexplorées que se jouent les prochaines grandes histoires.

Retour aux sources, nouveaux défis 

Alors que la transformation d’Ubisoft s’accélère, l’opportunité d’y contribuer concrètement pousse Charlie Guillemot à franchir une nouvelle étape. Il quitte la direction opérationnelle d’Unagi le 31 mars dernier, tout en restant membre de son board, pour revenir chez Ubisoft dans un rôle structurant : la présidence d’un comité de transformation interne, composé de dix personnes. Sa mission, repenser l’organisation afin de répondre à deux priorités : améliorer toujours plus l’expérience de jeu et replacer le joueur au cœur du processus créatif. « Je n’ai pas participé à l’organisation actuelle, j’arrive donc avec un regard neuf », précise-t-il. Sa légitimité, il la revendique par le produit. Il a dirigé des studios, lancé des jeux, traversé des crises. Il connaît les cycles, les équipes, les arbitrages difficiles. C’est aussi un gamer. Ses références ? Dofus, World of Warcraft, League of Legends (toujours en silver…) et, bien sûr, Assassin’s Creed, avec une affection particulière pour l’opus Origins. Il connaît l’histoire de la maison, ses licences, ses promesses. Mais il mesure aussi les défis à venir. Car le secteur change. Rapidement.

L’IA générative, selon lui, constitue une rupture majeure. « Soit tu prends le virage de l’IA, soit tu le rates, au risque de rester sur le bord de la route. » De fait, l’IA est à même de remodeler en profondeur la manière de concevoir, produire et itérer les jeux,  bien au-delà de la simple automatisation de tâches. Autre point de vigilance à ses yeux : l’érosion de l’engagement des plus jeunes, happés par des usages fragmentés et les réseaux sociaux.. Pour lui, le futur du jeu passe aussi par des cycles créatifs resserrés ou encore une attention renouvelée aux détails : des ingrédients précieux pour revenir à une forme d’artisanat renouvelé à l’ère de l’IA — plus créatif, moins standardisé, plus personnalisé.

Ses inspirations, il les puise autant dans le jeu que dans la tech : la transformation de Microsoft sous Satya Nadella, la précision des productions Blizzard, la capacité de certains studios à conjuguer exigence et plaisir. Car c’est là que se tient son exigence personnelle : dans l’attention constante à la qualité, dans le respect du collectif, dans la clarté des décisions. « Honnêteté, intégrité, méritocratie… et have fun at all times. »

Préparer l’avenir

Le travail de transformation qu’il mène chez Ubisoft s’inscrit aussi dans une dynamique d’ouverture stratégique. En mars 2025, le groupe a annoncé la création d’une coentreprise avec le géant chinois Tencent, valorisée à 4 milliards d’euros, avec pour ambition de développer de nouvelles franchises et de renforcer sa présence sur les marchés asiatiques.  Au moment de notre rencontre, Charlie Guillemot revient tout juste d’un séjour à Shenzhen, où il est allé à la rencontre des équipes de Tencent. « J’ai passé dix jours là-bas pour mieux se connaître, voir comment ils fonctionnent et discuter de ce que l’on peut s’apporter mutuellement. » Un déplacement qui l’a conforté dans ses convictions. « Pour l’industrie, il n’y a pas d’autre option que le wake up call. »

Le retour chez Ubisoft est pour Charlie Guillemot tout autant exigeant que stimulant. Dans un moment charnière pour l’industrie comme pour le groupe, il est bien décidé à conjuguer héritage et innovation. Et à prouver, par les actes, qu’Ubisoft peut encore surprendre.