Ancien directeur général du ministère libanais des Finances et acteur clé de la lutte contre la corruption, Alain Bifani a démissionné en 2020. Il dresse aujourd’hui un bilan sans concessions de la situation économique du pays.
Quels sont, selon vous, les principaux défis que le nouveau gouvernement libanais devra relever dans un contexte de crise persistante, de tensions croissantes et d’instabilité régionale ?
Pendant très longtemps, les Libanais ont dû composer avec des gouvernements incapables ou irresponsables, en raison de l’ingérence étrangère et d’une très mauvaise gouvernance. Aujourd’hui, l’actuel gouvernement doit se réinventer et surtout s’attaquer aux problèmes auxquels le pays est confronté à court et à long terme. Les défis sont évidents et innombrables.
Pour commencer, le gouvernement doit faire pression pour faire cesser les bombardements israéliens encore récurrents et travailler avec les parties impliquées en Syrie pour pacifier la frontière orientale, car la sécurité demeure un préalable à tout redressement. Le gouvernement est — c’est une bonne chose — fortement soutenu par les États-Unis, la France et l’Arabie saoudite, ce qui le place dans une bonne position pour mener ce genre de discussions. Parallèlement, les autorités doivent préserver la paix civile et renforcer la cohésion nationale — deux éléments essentiels à une croissance stable — en apportant un soutien tangible aux personnes déplacées et en accordant suffisamment d’attention à toutes les communautés.
De même, la stratégie de défense évoquée dans le discours d’investiture du président et qui déterminera le sort de l’arsenal du Hezbollah, est désormais une priorité. Et elle semble à portée de main si l’on écoute les dirigeants du Hezbollah. Une solution définitive doit être trouvée pour les autres groupes armés, notamment dans les camps palestiniens qui ont besoin d’être pacifiés et réorganisés. Enfin, le gouvernement doit gérer de manière responsable la question des réfugiés syriens et organiser leur retour de manière ordonnée. Il devra user de l’influence de ses alliés pour organiser le processus avec la partie syrienne, nos alliés ayant désormais perdu tout intérêt à maintenir les réfugiés au Liban après la chute du régime Assad.
En ce qui concerne les questions structurelles, les ministères compétents doivent s’efforcer de mettre en place des infrastructures efficaces et des filets de sécurité sociale indispensables, compte tenu de la forte augmentation des niveaux de pauvreté et de précarité. Il va sans dire que le secteur judiciaire attend toujours une réforme en profondeur, que le gouvernement doit reconstruire l’administration publique, que les forces armées libanaises devraient se concentrer sur l’acquisition d’équipements modernes et adéquats pour pouvoir répondre aux différents défis, au lieu d’augmenter le nombre de soldats. Un financement important sera nécessaire et, idéalement, le gouvernement — tout en rétablissant avec force la légitimité de l’État — devrait élaborer un plan de relance « made in Lebanon » à négocier avec le FMI et/ou avec les donateurs bilatéraux et multilatéraux.
Le gouvernement peut utiliser celui que nous avons préparé en 2020 comme point de départ, car il ne s’est pas passé grand-chose depuis ! L’exécution de ce plan permettra d’établir un nouveau secteur bancaire transparent et digne de confiance, de rendre justice aux déposants et aux citoyens, de faire face aux conséquences des crises voisines, d’arrêter le désastre écologique et de sauver le système éducatif et social. Rien de tout cela n’est réalisable de manière réaliste sans mettre au pas les politiciens et les banquiers qui ont agi de manière déloyale depuis la crise de 2019, ce qui exige du courage et de l’engagement de la part du gouvernement. Sur le plan institutionnel, il est tout simplement temps de revenir à la Constitution et à un État de droit.
La dette publique du Liban étant désormais estimée à cinq fois son PIB, de nombreux observateurs s’interrogent sur la viabilité du modèle économique du pays. Selon vous, quelles mesures concrètes — au-delà des solutions à court terme — pourraient aider à rétablir la crédibilité financière et à placer le pays sur une trajectoire budgétaire plus stable ?
Le modèle actuel est totalement insoutenable. La crise aurait dû déclencher un programme complet. C’était d’ailleurs précisément l’objectif du programme que nous avions préparé en 2020. À l’époque, il avait été salué par la communauté internationale, mais il a ensuite été torpillé par les élites politiques et financières corrompues. Au lieu de cela, le pays a été laissé en chute libre pendant des années.
Aujourd’hui, le peuple libanais réclame de nouvelles politiques et le niveau d’attente est considérable, d’autant plus que le Président et le Premier ministre ont tous deux placé la barre très haut. La partie la plus facile — en termes relatifs — est celle qui concerne les finances publiques. Le gouvernement devrait reconstruire les recettes pour qu’elles se maintiennent autour de 18 % d’un PIB en hausse, grâce à des politiques saines qui rétablissent l’équité au sein d’une société qui a toujours souffert de fortes inégalités. Parallèlement, la structure des salaires du secteur public doit être adaptée au coût de la vie, et les services publics doivent avoir les moyens d’assurer les dépenses d’infrastructure et les dépenses sociales nécessaires. On s’attend à ce que le gouvernement et le parlement fassent avancer ces réformes, car la crise leur a ouvert la voie.
En quelques mots, pour rétablir sa crédibilité financière, le gouvernement doit mettre en place un programme couvrant une restructuration équitable des banques et de la dette, un programme de croissance solide, des réformes fiscales et structurelles et des filets de sécurité. Et pour une fois, ce programme doit être mis en œuvre. Les déposants doivent être traités en priorité, dans le plein respect de la hiérarchie des pertes, afin de rétablir la confiance dans le nouveau système bancaire, tandis que des politiques de croissance doivent être privilégiées pour ramener le PIB à son niveau de 2018 dans les cinq ans, soutenues par une rationalisation budgétaire avec un excédent primaire supérieur à 1 % du PIB. Compte tenu de l’ampleur de la dernière crise, une croissance à deux chiffres est à portée de main. Les dépenses politiques ne sont plus les bienvenues et le couple magique devrait être l’efficacité et l’équité.
Le Liban entre dans sa sixième année de crise économique, avec une contraction du PIB d’environ 5,7 % et un ralentissement de l’inflation, qui reste néanmoins à des niveaux extrêmement critiques. Selon vous, quelles sont les réformes les plus urgentes à mettre en œuvre pour remettre l’économie sur les rails ?
Il est certain qu’une (bonne) restructuration du système bancaire est essentielle, car l’économie a besoin d’une colonne vertébrale financière pour se développer correctement. C’est une tâche qui incombe à la fois à la banque centrale et au gouvernement (via le ministère des Finances). La confiance doit être rétablie, et cela passe par des solutions équitables qui protègent les déposants et les biens publics. Après cinq années passées à l’encontre de toute logique, tout observateur rationnel sait ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Maintenant que le gouvernement est censé ne plus être le vassal des clans et des milices locales, il est temps d’agir. Tout cela est essentiel pour freiner l’économie monétaire qui domine depuis le krach. Il est également important de réduire l’économie souterraine maintenant que le gouvernement devrait montrer des signes de restauration de sa crédibilité.
En termes de services publics, l’énergie ne doit plus être négligée (y compris la rationalisation de l’utilisation des énergies renouvelables), l’accès à des services sociaux décents est essentiel et certaines parties de l’administration publique nécessitent une modernisation urgente à très court terme. Et encore, je ne parle même pas de la sécurité. Ces sujets devraient être les principaux éléments d’un programme que les autorités libanaises soumettraient à la communauté internationale pour établir une base de discussion adéquate et rétablir la confiance dans l’avenir du pays.
Bien entendu, ces efforts ne peuvent négliger le grand nombre de Libanais qui ont perdu leur argent, leur pension et la plupart de leurs salaires en valeur réelle. Cette partie de la population, très précarisée, nécessite une attention particulière et, comme je l’ai déjà dit, une croissance à deux chiffres est nécessaire pour en absorber le coût. Libérer le potentiel du Liban et le soustraire à l’emprise des élites corrompues ne peut plus attendre. Et prétendre qu’il ne reste qu’un an avant les élections législatives n’est certainement pas la bonne chose à faire.
Tout au long de votre carrière dans la haute fonction publique libanaise, vous avez constamment donné la priorité à la lutte contre la corruption — un problème qui reste profondément ancré, le Liban étant classé 154e sur 180 pays par Transparency International. D’après votre expérience, qu’est-ce qui rend la corruption si résistante dans le contexte libanais et quelles mesures concrètes, au-delà de la rhétorique, sont réellement envisageables pour commencer à inverser cette tendance ?
Les inefficacités du système alimentent depuis longtemps ce que j’appelle la « petite corruption ». Pour que « leur dossier avance », les gens sont prêts à payer. Ces difficultés pourraient être améliorées par la mise en œuvre de processus simples au sein de l’administration, comme nous l’avions fait à la direction générale des Finances. Mais à plus grande échelle, c’est la structure même du pouvoir qui est en cause : la faiblesse du gouvernement face aux groupes armés ou aux clans politiques, l’inefficacité du système judiciaire, le communautarisme et le clanisme, alimentent le cycle de la corruption à grande échelle. Le copinage et les domaines exclusifs y prospèrent.
Au cours des dernières décennies, il y avait tout simplement trop d’argent douteux dans le système. Les contre-pouvoirs traditionnels que sont les médias, une partie du système judiciaire et des syndicats ont succombé à l’attrait de l’argent sale, qui est concentré entre les mains de quelques acteurs. Cette concentration est très préjudiciable à l’économie. Par exemple, pendant des années, la seule publicité dans les médias provenait du système bancaire, créant ainsi de l’allégeance, et parfois plus.
Fin avril, le Liban a annoncé la levée du secret bancaire sous la pression du FMI. Pensez-vous que cela suffise à restaurer la crédibilité du Liban auprès de ses partenaires internationaux ? Quelles autres mesures le pays doit-il prendre pour améliorer la confiance du monde à son égard ?
Avoir cet outil est une chose, l’utiliser en est une autre. Certains législateurs ont essayé jusqu’au dernier moment d’introduire des exceptions, ce qui montre que la volonté d’utiliser la levée du secret bancaire et d’établir une transparence totale reste limitée au niveau des politiciens. Il s’agit toutefois d’un premier pas bienvenu. Son utilisation pour récupérer l’argent public volé contribuerait certainement à restaurer la confiance.
Un gouvernement unifié, soutenu par le président et une majorité au parlement, se présentant à la communauté internationale avec un plan crédible et complet sur cinq ans et comprenant une restructuration du système financier, une refonte des finances publiques, des vecteurs de croissance, des infrastructures, des filets de sécurité et une bonne gouvernance — loin des intérêts particuliers — est certainement le moyen de restaurer la crédibilité, de mobiliser le soutien local et international et de libérer le formidable potentiel des Libanais.