À l’heure où le dérèglement climatique s’intensifie et où l’intelligence artificielle s’impose comme un moteur d’innovation, une convergence décisive s’opère entre transition environnementale et révolution numérique. Célia Agostini, Directrice de Cleantech for France, revient sur le rôle stratégique des Greentechs et Cleantechs françaises dans ce croisement des chemins : comment l’IA devient un levier de décarbonation, de réindustrialisation verte et d’autonomie technologique. Elle alerte aussi sur les freins persistants — financement, accès aux données, infrastructures sobres — qui freinent encore leur déploiement à grande échelle. Un échange lucide pour Choiseul Magazine sur les défis à surmonter et les synergies à construire pour que l’IA devienne une véritable alliée du climat.
Quel rôle jouent aujourd’hui les cleantechs françaises dans l’utilisation de l’IA au service de la transition environnementale ? Quels freins principaux entravent encore leur développement à grande échelle ?
Les cleantechs et l’IA sont les deux faces d’une même pièce : celle de notre souveraineté et de notre compétitivité.
D’un côté, l’IA a besoin de cleantechs européennes fortes pour réduire ses besoins en énergie, en ressources naturelles et en matières premières critiques. C’est un sujet d’autonomie stratégique pour l’IA européenne, mais aussi un levier de réduction de son coût environnemental et de son propre coût.
De l’autre, les cleantechs ont besoin de l’IA pour accélérer le développement et la diffusion de leurs solutions. C’est le cas de Tilt Energy, qui vient de lever 5 millions d’euros pour son innovation qui optimise la consommation électrique grâce à la flexibilité. Je pense aussi à altrove, qui propose grâce à l’IA, des alternatives aux matières premières critiques. On peut aussi citer Kayrros qui utilise l’IA pour faire de la surveillance satellitaire des émissions carbone ou encore Sweep qui opère sur la traçabilité carbone des chaînes de valeur.
Le défi est maintenant de taille : déployer à grande échelle ces innovations.
Mais pour en faire une réalité, il faut impérativement lever les freins du prix de l’électricité élevé, du manque de financement pour le passage à l’échelle, de l’accès et l’exploitation des données, des débouchés commerciaux ou encore de la rareté des talents en IA appliquée aux enjeux écologiques.
Peut-on espérer une convergence entre politiques publiques, régulation de l’IA et impératifs écologiques ? Et si vous pouviez proposer une mesure phare ?
L’IA ne doit pas être pensée comme un sujet uniquement technologique ou éthique : c’est aussi un outil de politique industrielle et environnementale.
D’autres pays l’ont bien compris. Nous faisons face à une course technologique mondiale où les États-Unis et la Chine investissent massivement. Or, en Europe, nous avons d’abord pris une tout autre direction en commençant par réguler, avant même de disposer d’un écosystème compétitif. Dire cela, ce n’est pas être partisane de la dérégulation. Bien au contraire, je crois que ce règlement, utile, affirme nos valeurs. Mais, ce premier réflexe réglementaire démontre une nouvelle fois notre aversion au risque qui nous empêche trop souvent de capitaliser sur nos propres innovations. Et ce n’est pas spécifique au secteur de l’IA, j’observe également cela dans le secteur des cleantech. C’est avant tout nos mentalités que nous devons changer, avant nos réglementations.
Soyons stratégiques et concentrons-nous sur les priorités pour être bien positionnés dans cette course. Le déploiement des solutions européennes à grande échelle est impératif, alors que nous avons déjà tous recours à des solutions étrangères bien connues – et que nous contribuons, de fait, à les améliorer et à les entrainer.
Sur les cleantechs comme sur l’IA, ne rejouons pas le scénario du numérique !
C’est pourquoi, je propose que nous accélérions massivement l’adoption de solutions européennes grâce à la préférence européenne dans les commandes publiques, mais aussi privées.
Comment l’IA peut-elle articuler innovation, réindustrialisation et décarbonation ? Quelles synergies observez-vous déjà ?
L’IA peut servir de catalyseur à une triple ambition : innover, réindustrialiser et décarboner. Par exemple, dans l’industrie, elle permet de mieux anticiper les défaillances avec de la maintenance prédictive, d’optimiser les processus de production grâce à la gestion des flux, à la réduction des rebuts, ou encore de piloter la consommation énergétique de manière fine et intelligente.
Des synergies apparaissent déjà dans les territoires : des zones industrielles ou des collectivités testent des plateformes d’IA pour gérer localement les flux d’énergie, intégrer les renouvelables ou fluidifier la mobilité :
- La Métropole de Lyon explore des outils d’IA pour optimiser la mobilité urbaine, réduire les congestions et piloter plus finement la consommation énergétique dans les bâtiments publics.
- Angers Loire Métropole, est engagée dans un projet de « territoire intelligent » où l’IA est utilisée pour centraliser et analyser les données issues de capteurs (énergie, éclairage, arrosage urbain…) afin d’en améliorer l’efficience.
- La Région Sud (Provence-Alpes-Côte d’Azur), a soutenu des projets autour de l’IA pour la gestion intelligente de l’eau ou la prévision des risques naturels.
- Dunkerque et Le Havre s’inscrivent dans des démarches de zones industrielles bas carbone, où l’IA sert à optimiser les flux de chaleur, les besoins énergétiques des usines ou la logistique portuaire.
L’IA est-elle un allié ou un risque pour un avenir durable ? Comment mieux gérer cet équilibre entre innovation technologique et sobriété ?
L’IA n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle est un outil. Elle peut accélérer la transition écologique si elle est utilisée à bon escient pour réduire les consommations, optimiser les ressources, ou accompagner des décisions durables. Mais elle peut aussi, à l’inverse, générer une surconsommation énergétique massive si elle repose sur des modèles démesurés ou mal utilisés.
L’Europe, sous l’impulsion de la France qui est leader incontestée du continent, s’est fixée l’objectif de développer des IA performantes, compétitives et sécurisées. Mais, nous avons trois verrous impératifs à lever :
- Le prix de l’électricité, qui est un élément majeur de la compétitivité des IA au regard de leurs besoins. Selon l’International Energy Agency (IEA), la consommation électrique des datacenters pourrait doubler d’ici 2030, atteignant l’équivalent de celle du Japon. Pourtant, l’électricité décarbonée est plus taxée que les produits pétroliers et gaziers, alors même qu’elle pourrait être notre avantage compétitif. Il faut inverser la tendance !
- Le financement : l’Europe reste encore en retrait. Nous devons activer les bons leviers, à commencer par le dérisking de l’investissement privé, et surtout sécuriser les débouchés via une préférence européenne dans la commande publique et privée.
- Notre vulnérabilité dans les infrastructures et la maitrise de nos données : nous sommes dépendants de solutions étrangères, en particulier américaines, en matière cloud. Amazon, Microsoft ou Google détiennent encore 70% à 80% du marché du cloud public. Le stockage des données des entreprises françaises se fait sur des clouds américains. Il est impératif de faire émerger des solutions européennes pour développer nos propres IA. Et pour construire ces infrastructures essentielles, nos champions industriels européens font partie de la réponse.