Edouard Vieillefond (CCR) : « Face au changement climatique, renforcer notre résilience est une nécessité »

Publié le 06 mai 2025

Polytechnicien et économiste de formation, Édouard Vieillefond a alterné entre haute administration (Bercy, Autorité des marchés financiers) et secteur privé (Covéa, GMF), avant de prendre en juillet 2023 la tête de la Caisse centrale de réassurance (CCR), réassureur public qui propose aux entreprises d’assurance, ses cédantes, des couvertures contre les catastrophes naturelles et les risques non assurables. Le défi qui l’anime : protéger l’assurabilité dans un monde où les catastrophes naturelles s’intensifient.

Comment appréhendez-vous le contexte macroéconomique actuel ? Quelles dynamiques structurelles vous semblent les plus déterminantes pour l’avenir de l’économie française ?

L’économie mondiale est en plein bouleversement et nous assistons à une recomposition autour de trois grands blocs économiques, dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes. Les États-Unis et la Chine ont pris une avance décisive dans nombre de secteurs stratégiques, tandis que l’Europe accuse un retard préoccupant. Nos économies sont freinées par une surrégulation et une bureaucratisation excessive, un coût élevé de l’énergie dû à des erreurs passées et une aversion au risque qui pèse sur l’investissement. Résultat, notre productivité stagne et l’écart de PIB par habitant avec les autres grandes puissances économiques se creuse.

La France n’échappe pas à cette dynamique. Au-delà du défi de la compétitivité, elle fait face à une contrainte budgétaire de plus en plus forte. Le niveau de dépense publique a atteint un point critique et il faudra, tôt ou tard (mais le plus tôt sera le mieux) repenser la place de l’État et sa capacité à accompagner efficacement les transformations économiques et sociales.

Le contexte climatique vient encore complexifier l’équation. Aux efforts d’atténuation du changement climatique s’ajoute désormais la nécessaire adaptation face à des événements climatiques qui s’intensifient. La question n’est plus de savoir si ces mutations auront un impact, mais comment nous allons nous adapter. Cela suppose des investissements massifs dans la résilience des infrastructures, des territoires et des écosystèmes économiques, en intégrant pleinement le risque climatique dans nos stratégies.

Enfin, la révolution technologique amplifie encore les écarts de compétitivité. L’intelligence artificielle, les technologies quantiques, les semi-conducteurs sont aujourd’hui maîtrisés par un nombre restreint d’acteurs, notamment américains. Les grandes entreprises technologiques – les « Magnificent Seven » (NDLR : Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon, Nvidia, Meta et Tesla) – concentrent une capitalisation boursière colossale, captent les talents et imposent leurs standards à l’échelle mondiale. À l’inverse, l’Europe, et particulièrement la France, restent en retrait. Nous devons nous interroger sur notre dépendance technologique et notre capacité à réinvestir dans des filières stratégiques.

Dit autrement, les risques se multiplient et tous ces défis imposent un sursaut. Nous devons retrouver le sens des priorités : revenir aux fondamentaux stratégiques et recentrer l’action publique sur ses fonctions régaliennes, redonner de la compétitivité à nos entreprises, assainir nos finances publiques et créer un cadre plus favorable à l’innovation et à la prise de risque. L’Europe a un rôle à jouer, à condition d’être plus ambitieuse et plus intégrée économiquement. Comme le souligne le rapport Draghi, nous avons besoin d’un marché commun plus fort et d’une politique industrielle plus cohérente. Avec une volonté affirmée et une mobilisation collective, nous pouvons relever ces défis et construire un modèle européen plus robuste, plus compétitif et plus résilient.

Vous dirigez CCR depuis 2023, comment définiriez-vous la mission et le rôle de cette organisation aujourd’hui ?

CCR est d’abord un réassureur d’intérêt général qui intervient pour maintenir l’assurabilité de risques extrêmes grâce à la garantie de l’Etat, lorsque le marché privé de l’assurance et de la réassurance ne peut y parvenir seul. C’est la notion fondamentale de « carence de marché ».

Nous sommes le pivot d’un partenariat public-privé où chaque acteur – l’État, CCR, les réassureurs privés, les assureurs et les assurés – assume une part du risque et du coût. Ce modèle repose sur deux principes clés, la solidarité et la responsabilité. Il garantit la protection des assurés tout en assurant une forte mutualisation des risques, indispensable à la pérennité du système.

CCR joue également un rôle de conseil auprès des pouvoirs publics, notamment en matière de prévention, un levier clé de l’assurabilité. Sans un niveau minimal de protection face aux catastrophes naturelles, il ne peut y avoir ni assurance, ni indemnisation durable.

En somme, CCR protège l’assurabilité. Il appartient ensuite à chacun – pouvoirs publics, assureurs, entreprises et citoyens – de jouer son rôle pour que ce modèle reste viable et efficace dans le temps.

Comment cela marche-t-il concrètement ?

Le régime repose sur les principes de solidarité et de responsabilité que j’évoquais à l’instant. Il garantit à la fois une couverture large des sinistrés et un cadre économique viable pour les assureurs et réassureurs. Son principe fondamental est la prééminence du marché : ce sont d’abord les assureurs et réassureurs privés qui interviennent. CCR n’intervient qu’en dernier ressort, lorsque le marché seul ne peut absorber le risque. Ce dispositif permet d’assurer une mutualisation maximale, où chacun – assurés, assureurs, CCR et l’État – assume une part du risque.

L’indemnisation est déclenchée en fonction d’un critère clé : l’intensité de l’aléa. Lorsqu’un événement exceptionnel survient – inondation, séisme, vent cyclonique… – une procédure bien définie s’engage. Les communes touchées demandent la reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle, une Commission interministérielle examine les critères d’éligibilité et un arrêté est publié. Dès lors, les assurés disposent de 30 jours pour déclarer leur sinistre.

Derrière cette mécanique, l’équilibre économique du régime est un enjeu clé. La « prime Cat Nat », intégrée aux contrats d’assurance habitation et entreprises, finance le régime. Cela se fait sans surcoût excessif pour les assurés, tout en maintenant la capacité d’indemnisation face à l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements climatiques d’ampleur.

Ces événements imposent également de renforcer les efforts de prévention à hauteur de la forte croissance des sinistres d’origine climatique. Plus nous développerons la prévention, plus nous aurons la capacité de financer le régime et de maintenir l’assurabilité de nos territoires.

Le modèle Cat Nat français est unique en son genre et repose sur un équilibre délicat : si un seul de ces éléments fait défaut, c’est tout le système qui se fragilise.

Et la France est de plus en plus touchée par des événements climatiques de grande ampleur…

En effet, nous observons une augmentation notable de la fréquence et de l’intensité des catastrophes naturelles. Les inondations ou encore le retrait-gonflement des argiles témoignent de l’impact très concret du changement climatique sur nos territoires. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : nous estimons que la sinistralité liée aux périls couverts par le régime Cat Nat pourrait augmenter de 40 % d’ici 2050 sous l’effet du changement climatique, et de 60 % en intégrant l’évolution des enjeux assurés. Cela souligne l’urgence de relever collectivement ce défi car demain, ces événements seront plus nombreux, plus intenses, et les coûts encore plus élevés. Face au changement climatique, renforcer notre résilience collective est une nécessité.

Quelles réponses peut-on apporter face au changement climatique ?

Il nous faut agir simultanément sur trois leviers essentiels : l’adaptation, la prévention et le financement.

D’abord, l’adaptation passe par une cartographie nationale des risques. Certaines zones deviendront inassurables et devront être évacuées progressivement pour préserver la mutualisation assurantielle. Une cartographie unifiée et actualisée est indispensable pour anticiper ces évolutions et organiser les choix à venir.

Ensuite, la prévention est un levier clé, j’insiste sur ce point. Plus nous protégeons nos infrastructures et adaptons nos territoires, plus nous limitons les dommages. L’impact est direct : un euro investi en prévention permet d’éviter 11 euros de sinistres.

Enfin, le financement. Le passage du taux de surprime Cat Nat de 12 à 20 % en 2025, la première augmentation depuis 25 ans, est une étape importante, mais il nous faudra des rendez-vous réguliers pour ajuster les équilibres du régime et garantir sa soutenabilité sur le long terme. La mobilisation des investissements publics et privés sera également déterminante pour renforcer la résilience face aux risques croissants.

Vous avez récemment annoncé le lancement d’un Observatoire de l’assurabilité, quel est son objectif ?

Son ambition est de contribuer à maintenir à terme une offre d’assurance solidaire et mutualisée dans les territoires métropolitain et ultramarins.  Cet Observatoire a été demandé par le gouvernement et permettra de renforcer la transparence sur l’évolution des pratiques assurantielles au niveau national, et en particulier dans les zones les plus exposées aux risques naturels, ainsi que de mieux suivre la dynamique de tout phénomène de démutualisation et ses conséquences sur les assurés dans nos territoires.

Conçu en concertation avec les acteurs du secteur de l’assurance, l’Observatoire s’inscrit dans une logique de dialogue et de co-construction pour garantir sa pertinence et sa pérennité. Il s’appuiera sur l’expertise technique et scientifique des équipes de CCR, notamment en matière de modélisation des risques, afin de fournir une vision fiable et prospective des évolutions du marché.

De toute évidence, les défis qui nous attendent imposent une mobilisation collective et CCR jouera pleinement son rôle, au service de la protection de l’assurabilité.