Agritech : l’innovation prend racine

Publié le 02 octobre 2025

Il ne fait aucun doute que le secteur agricole se transforme depuis une vingtaine d’années sous l’influence de deux phénomènes qui tendent à se combiner. D’un côté, l’intensification des préoccupations agronomiques et alimentaires en lien avec le changement climatique et les nouvelles exigences sociétales. Et de l’autre, les assistants technologiques toujours plus efficaces et fonctionnels, intégrés au matériel et aux outils de gestion des exploitations. Cette double accélération a fait émerger sur un terreau déjà particulièrement riche en data et innovations une agritech diversifiée et dynamique, qui doit toutefois encore convaincre les principaux intéressés – chefs d’entreprise agricoles et collectifs – qu’il existe dorénavant des moyens de faire mieux et de façon plus rentable.

Dans le secteur de la gestion du vivant et de l’expérience concrète du réel (et de ses imprévus) qu’est l’agriculture, les besoins en solutions ne manquent pas : suivi et prévisions des rendements à la protection de l’environnement, assurance et risque climatique, gestion de l’eau, biosolutions, sélection de semences, optimisation des crédits carbone ou encore production d’une alimentation plus durable et traçable.

Or, loin des images d’Épinal d’une agriculture figée dans la tradition, une immense révolution s’est déjà opérée dans les champs : celle de la donnée, des capteurs, des satellites et des algorithmes, couplée à celle de la communication. Bienvenue dans une nouvelle ère connectée, où les agricultrices et les agriculteurs équipés en nouvelles technologies intelligentes sont devenus des « agriculteurs augmentés », des expérimentateurs, et des « agri-communicants » souvent rompus aux réseaux sociaux, capables de convertir les plus sceptiques aux technologies ou de répondre en direct aux consommateurs soucieux de leur santé et de l’impact de leurs achats alimentaires. Une nouvelle posture proactive, plus « réactive », qui participe aussi à la diffusion et à la transformation de l’agritech.

Une agritech nouvelle génération transforme en profondeur les modes de production agricole et nos modes de consommation. Portée par le lancement en 2021 de la « French agritech » et par un écosystème déjà dynamique de start-up, d’ingénieurs, d’agriculteurs, d’expérimentateurs et d’investisseurs, elle redéfinit actuellement les contours d’une agriculture plus précise, plus sobre et plus résiliente.

Innovations agritech et intelligences agricoles

L’agritech version 2025 aligne une véritable diversité d’outils et de solutions. Les tracteurs autonomes, dotés de capteurs et de systèmes de navigation avancés, optimisent les itinéraires de travail et réduisent la consommation de carburant. Les jumeaux numériques, véritables répliques virtuelles de parcelles, de silos ou d’exploitations, intègrent en temps réel les données issues de capteurs de sol, de stations météo et de satellites pour simuler et anticiper les évolutions des cultures ou de stockage. Ces outils facilitent la prise de décision, la gestion prédictive et l’évaluation de scénarios, tout en limitant les risques liés à l’incertitude climatique.

Les plates-formes de données et les outils d’aide à la décision agrègent et analysent des volumes massifs d’informations (météo, état des sols, besoins en irrigation ou en nutriments) pour fournir aux agriculteurs des recommandations personnalisées en temps réel. Les drones survolent les champs pour établir des diagnostics phytosanitaires et détecter les signes précoces de stress hydrique et des dégâts des ravageurs. L’Internet des objets – idO ou IoT –, via des capteurs connectés, suivent en temps réel l’humidité du sol, la croissance des plantes ou la présence de parasites, leviers de réactivité inédite face aux aléas. Enfin, l’intelligence artificielle, et notamment l’IA générative, ouvre la voie à une agriculture prédictive, capable d’anticiper les rendements, d’optimiser les intrants et de réduire les pertes.

En élevage, à côté des innovations en matière d’alimentation animale, des outils facilitent l’identification des animaux, interprètent et prédisent certains comportements ou encore contrôlent certains paramètres (télésurveillance, analyse des sons dans les élevages de porcs ou de volailles, captation d’images pour les vétérinaires, « computer vision » pour une analyse fine détectrice d’une maladie, par exemple).

Entrée dans une nouvelle phase de maturité et d’adoption, l’agritech se situe plus que jamais au croisement des transitions agricole, numérique, écologique… et sociologique. Depuis 2016, Karnott conçoit et commercialise pour ses 1 800 clients (entreprises de travaux agricoles, coopératives d’utilisation de matériel agricole, entreprises viticoles) des boîtiers connectés pour le suivi automatique des engins agricoles. En enregistrant les distances et surfaces travaillées ou encore les unités produites, elle propose de simplifier la gestion et la facturation. « Dans une recherche de chasse aux surcoûts, nous cherchons en tant qu’outil de mesure à simplifier le quotidien en allégeant le stress mental. L’heure n’est plus à la tech pour la tech, mais à des outils qui répondent à une souffrance. On le voit avec l’évolution sociologique de l’agriculture : il faut une gestion professionnalisée et optimisée des exploitations qui s’agrandissent et où certaines missions sont déléguées. C’est en cela que le marché est porteur », décrit Alexandre Cuvelier, cofondateur de Karnott.

La France et l’Europe dans la course mondiale

L’agritech porte la promesse d’une agriculture plus compétitive, plus respectueuse de l’environnement et mieux armée face aux chocs climatiques. Mais elle soulève aussi des questions de souveraineté technologique, de partage de la valeur, d’usages réels et d’équité entre territoires. Pour la France, l’enjeu est double : rester à la pointe de l’innovation tout en garantissant une agriculture accessible, inclusive et durable. Sur la scène internationale, la France et l’Europe entendent jouer un rôle de premier plan face aux écosystèmes américains et israéliens, historiquement en avance dans l’agritech. Les États-Unis se distinguent par la puissance de leurs investissements, l’ampleur de leurs marchés et la présence d’acteurs majeurs du numérique. Israël, avec une agriculture sous fortes contraintes, s’est imposée comme un laboratoire d’innovations, notamment dans l’irrigation de précision et les biotechnologies. Objectifs : renforcer la coopération européenne pour rester compétitif face aux grands blocs mondiaux et favoriser des écosystèmes d’innovation à l’échelle européenne, en s’appuyant sur la diversité des agricultures et la richesse des réseaux de recherche et de formation, mais aussi les grands groupes coopératifs capables de mutualiser les investissements, à structurer des filières innovantes et à favoriser la diffusion rapide des innovations.

Fondé en 2018, Javelot numérise la chaîne post-récolte au moyen d’une plate-forme axée sur la performance opérationnelle. Si l’entreprise s’est d’abord positionnée sur le stockage des céréales, elle élargit aujourd’hui son offre à l’ensemble des étapes post-récolte, en particulier sur les enjeux de supply chain. Son cofondateur Félix Bonduelle se dit convaincu des potentiels du secteur : « L’agriculture fonctionne sur des cycles longs, là où la tech autorise une réactivité et une capacité d’exécution plus rapide. Ces deux dynamiques sont complémentaires et doivent s’articuler intelligemment pour accélérer les transformations nécessaires. » Dans un marché devenu plus sélectif, Javelot confirme son attractivité : « On observe une vraie évolution du “mindset” chez nos clients. La volonté de transformer les modèles s’accélère, avec une prise de conscience claire : s’entourer d’acteurs tech devient essentiel pour réussir cette transition. » `

Quels modèles économiques pour l’agritech ?

Le financement de l’agritech repose sur une combinaison de fonds publics, d’investissements privés et de partenariats entre acteurs du numérique, du monde agricole et de la finance. Les start-up bénéficient de dispositifs d’accompagnement (incubateurs, concours, subventions), mais la rentabilité et l’adoption à grande échelle demeurent des défis. Longtemps présentée comme un fleuron de la French AgriTech, l’entreprise Ynsect, spécialisée dans les protéines à base d’insectes est en redressement judiciaire depuis mars 2025 et doit réinventer son modèle économique. Idem pour la start-up toulousaine Naïo Technologies, spécialisée en robotique agricole, fondée en 2011. Crise du machinisme, hausse des coûts de l’énergie, instabilité géopolitique : le contexte est tendu depuis quelques mois pour le secteur, les investissements dans les start-up sont en baisse. Agritech et foodtech ont enregistré en 2024 38 levées de fonds pour un total de 315 millions d’euros, contre 494 en 2023 (source : Étude KPMG La Ferme digitale, février 2025). « Il existe certes moins de financements aujourd’hui, mais on observe une forte croissance notamment dans les biotechs et le biocontrôle (avec des start-up comme Mycophyto ou Agriodor) ou dans les solutions qui marient agroécologie et technologie comme Neofarm, qui vient de lever 30 millions d’euros », constate Jérome Leroy, fondateur de Weenat et président de La Ferme digitale, une association de promotion de l’innovation et du numérique pour une agriculture performante, durable et citoyenne. « Autres tendances soulignées par Leroy : l’internationalisation – sur 120 de nos start-up adhérentes, plus de la moitié se déploient à l’étranger –, et enfin l’industrialisation une fois les marchés consolidés, avec des projets d’usines sur les territoires, créatrices d’emplois. Pour résumer, les investisseurs recherchent aujourd’hui des entreprises plus proches de la rentabilité mais aussi alignées sur des critères d’impact agricole, en prenant en compte les sols, l’eau, la biodiversité, le carbone. »

Du côté des attentes sur le terrain, l’Observatoire de l’innovation agricole mis en place par La Ferme digitale, a révélé ses résultats en juin 2025 : « Pour 81 % des exploitants agricoles interrogés, le coût est le principal frein déclaré à la mise en place de pratiques innovantes par les agriculteurs. Deux tiers jugent essentiel d’être formés et accompagnés lors du test de nouvelles pratiques, technologies, stratégies. »

L’IA, un amplificateur d’intelligence humaine

L’innovation ne doit pas être subie mais choisie, adaptée aux réalités des agriculteurs et codéveloppée avec les utilisateurs finaux. Elle doit reposer sur la coopération, l’intégration technologique, la mutualisation et l’accompagnement de la transition avec un effort d’inclusion, de pédagogie et de soutien à la transformation des exploitations. Conférencier et auteur, Hervé Pillaud observe depuis longtemps la montée de l’innovation numérique en France et à l’international. Sa conviction a de quoi donner une vision globale à cette agriculture millénaire repensée : « L’IA n’est pas une finalité, mais un moyen : un amplificateur d’intelligence humaine. L’humain doit rester notre boussole. L’agriculture nous enseigne chaque jour l’interdépendance, la connaissance partagée, la souveraineté par la coopération. Aucun défi agricole – ni climatique, ni alimentaire – ne pourra être relevé sans un dialogue renouvelé entre territoires, générations et disciplines. »

L’avenir de l’agritech française dépend aujourd’hui, en effet, de sa capacité à convertir, à fédérer l’ensemble des partenaires, à investir dans la formation et la recherche (avec toujours plus de complémentarité des approches et des acteurs impliqués), à accompagner la montée en compétence des agriculteurs et de leurs salariés. Une humanisation nécessaire.