Alexandre Eich Gozzi : Les banques doivent-elles passer aux cryptomonnaies ?

Publié le 08 décembre 2025

Depuis le 30 décembre 2024, le règlement européen MiCA est pleinement effectif. Ce jalon clôt une période d’incertitude et installe les crypto-actifs dans un cadre financier défini, ce qui rebat les cartes pour les établissements souhaitant proposer des services crypto à l’échelle de l’Union. Dans le même temps, l’évolution des usages renforce l’intérêt stratégique d’une mise sur le marché rapide et maîtrisée.

MiCA : statut, calendrier et effet “passeport”

L’agrément PSCA (Prestataire de Services sur Crypto Actifs) prend une importance particulière. Comme le résume Alexandre Eich Gozzi, expert en solutions crypto bancaires chez Sopra Steria, « Avec MiCA, les banques bénéficient d’une procédure simplifiée » pour obtenir l’autorisation et opérer des services crypto dans toute l’Union.

Une fois l’autorisation obtenue, elle vaut pour l’ensemble du marché européen, comme l’illustre Revolut.

À cela s’ajoute un calendrier qui rythme les décisions : les dispositions relatives aux stablecoins sont actives depuis le 30 juin 2024. Les périodes transitoires s’achèvent le 1ᵉʳ juillet 2026. Entre-temps, certaines banques peuvent s’appuyer sur les notifications de l’Article 60 pour établir des services en environ quarante jours, ce qui a un impact direct sur le time-to-market. Ainsi, au-delà du “quoi”, MiCA change le “quand”.

Demande et démographie : pourquoi l’arbitrage ne se joue pas qu’au juridique

Si la réglementation clarifie l’offre, la demande en précise l’urgence. Les données indiquent que 23 % des Français détenant de la crypto se déclarent prêts à changer de banque si leur établissement propose des services crypto. De plus, 57 % des détenteurs ont moins de 35 ans, ce qui traduit un déplacement des attentes des nouvelles générations. Autrement dit, la crypto ne constitue pas seulement un sujet d’innovation : elle devient un facteur de rétention et d’acquisition sur des horizons de relation client longs.

À date, environ 10 % des Français détiennent des cryptomonnaies. Dans le détail, la Gen Z et les Millennials concentrent la majeure partie des acheteurs : 42 % de la Gen Z et 36 % des Millennials, déclarent détenir des crypto-actifs, représentant 94 % des acheteurs. Ce contraste générationnel aide à comprendre pourquoi les arbitrages s’accélèrent : ignorer ces usages, c’est accepter un déficit d’attractivité auprès des futurs segments dominants.

Le marché envoie d’ailleurs des signaux dans ce sens. La décision de BPCE d’ouvrir des services crypto à 35 millions de clients d’ici fin 2025 illustre cette normalisation progressive. Comme le formule Alexandre Eich Gozzi, « si vous ne voulez pas perdre les jeunes générations, vous êtes forcés d’y aller d’une façon ou d’une autre ».

Contribution au P&L : des signaux d’élasticité des revenus

En parallèle, des ordres de grandeur financiers éclairent le potentiel économique. La division Wealth de Revolut (incluant la crypto) a généré 506 M£ de revenus, avec le trading de cryptomonnaies représentant spécifiquement 32% du profit total. Ce point n’a pas vocation à être extrapolé directement à tous les modèles, mais il illustre que la crypto peut constituer plus qu’un simple levier d’image : c’est un contributeur mesurable au compte de résultat.

Par ailleurs, la dynamique mondiale va dans le sens d’une normalisation institutionnelle. La capitalisation des stablecoins a dépassé les 300 Md$, et l’IPO de Circle (opérateur de l’USDC) constitue un signal de validation institutionnelle de l’infrastructure crypto. Si l’Europe se distingue par la clarté réglementaire, outreAtlantique des politiques plus favorables ont accéléré le marché : aux États-Unis avec l’administration Trump, des banques traditionnelles comme JPMorgan traitent plus de 2 Md$ par jour via la plateforme Onyx et le JPM Coin. Comme le souligne Alexandre, « il y a une annonce chaque semaine d’une grande entreprise qui crée un stablecoin » ; « Circle a été introduite à une valorisation de 7 milliards de dollars et est montée à 58 milliards en une semaine, juste parce que la réglementation s’aligne et qu’une disruption financière massive se produit. »

Avec déjà 64 banques européennes actives sur les crypto-services, leur outillage est-il à la hauteur d’un marché appelé à atteindre 47,2 Md$ d’ici 2032 ?

Choisir entre “build vs partner” : délais, coûts et réalité opérationnelle

Avant de se lancer, une question structurante se pose : construire en interne ou s’appuyer sur des partenaires ? Un développement interne s’étale sur 18 à 36 mois avec des coûts supérieurs à 1,5 M€, quand une trajectoire partenariale permet un déploiement en environ 6 mois. Dans une fenêtre concurrentielle resserrée par MiCA, l’avantage temporel devient un élément de différenciation.

Ce constat est corroboré par l’expérience de terrain : « Aujourd’hui, les banques peuvent développer une offre crypto en six mois en utilisant des approches partenariales comme celle sur laquelle nous avons travaillé chez Sopra Steria », précise Alexandre Eich Gozzi. Concrètement, l’externalisation ciblée de briques techniques permet de limiter l’effort d’ingénierie interne tout en sécurisant la trajectoire réglementaire.

Mise en œuvre : les trois briques et la logique de contrôle

Sur le plan pratique, la feuille de route converge vers trois capacités à assembler :

  • Une infrastructure de stockage des actifs numériques ;
  • Des outils de conformité et de monitoring ;
  • Un accès à la liquidité.

Ces composants, pris ensemble, forment la colonne vertébrale d’une offre robuste et évolutive.

L’un des points souvent mal compris concerne la traçabilité. Contrairement aux idées reçues, « la crypto est extrêmement traçable : tout est tracé, sauvegardé, stocké ». De ce fait, l’enjeu n’est pas l’absence de signal, mais la capacité outillée à l’exploiter pour satisfaire aux exigences d’anti-blanchiment et financement du terrorisme, grâce à des solutions spécialisées « bien réglementées ». Cette observation oriente naturellement vers des intégrations qui privilégient la qualité des contrôles et la bonne articulation avec la gouvernance des risques.

Au total, l’alignement des règles (MiCA), des attentes clients et des exemples de marché conduit à une conclusion pragmatique : la question n’est plus de savoir si les banques doivent envisager une offre crypto, mais à quelle vitesse elles peuvent la livrer de façon conforme et opérationnelle.

Comme le conclut Alexandre Eich Gozzi, pour la banque de détail, la crypto pourrait devenir comparable à un compte-titres, un PEA ou une assurance-vie : tout le monde n’y souscrira pas, mais la possibilité devra exister. Autrement dit, l’option deviendra standard, et l’enjeu se déplacera du “pourquoi” vers le “comment” et le “quand”.