Dans notre société moderne, le temps est devenu une denrée rare, une monnaie d’échange que l’on dépense sans compter. Oscar Wilde disait : « Aujourd’hui, les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien. » Remplaçons « tout » par « temps » : nous connaissons son coût sous l’angle de la performance, mais il a perdu sa valeur intrinsèque.
Le temps, nouvelle marchandise
Nos journées sont un enchaînement frénétique de tâches, de réunions, de notifications. L’économie de l’attention, orchestrée par les géants de la tech, monétise chaque seconde de notre concentration. Nos smartphones, devenus des extensions de nous-mêmes, nous rappellent incessamment que le temps, c’est de l’argent. Mais à quel prix ? Cette perpétuelle insatisfaction nous pousse à courir après le temps comme s’il était un train toujours sur le point de partir, laissant derrière lui les retardataires de la performance.
Le coût humain de la performance
Cette vision productiviste du temps a des répercussions désastreuses : burnout, estime de soi en berne, santé mentale fragilisée. En 2024, le baromètre Ayming AG2R La Mondiale révèle un taux d’absentéisme en entreprise de 22,3 jours par salarié par an – un chiffre alarmant qui souligne l’ampleur du malaise. Nous vivons dans une culture performative où la réussite se mesure à l’aune d’objectifs matériels et professionnels. Pourtant, comme le démontre Tal Ben-Shahar, professeur à Harvard, cette quête est souvent vaine. Il nomme ce phénomène l’« arrival fallacy » : l’illusion que l’atteinte d’un but nous procurera un bonheur durable, alors que ce boost est éphémère, laissant place à une déception quand on réalise que nos attentes n’ont pas été satisfaites.
L’IA : libératrice ou nouvelle servitude ?
Demain, le temps libéré par l’intelligence artificielle sera-t-il utilisé pour produire toujours plus ? Ou pour le bien-être de tous ? Lors de Vivatech 2024, Elon Musk a déclaré que le travail deviendrait « un hobby ». Mais un hobby pour qui ? Pour une élite, pendant que la majorité s’épuise dans une quête effrénée de productivité ? Notre système économique valorise parfois l’absurde : une marée noire, par exemple, augmente le PIB par les opérations de nettoyage qu’elle implique. Est-ce là notre définition du progrès ?
Bill Gates, quant à lui, insiste sur le fait que la technologie ne remplacera pas les humains, mais plutôt libérera la main-d’œuvre pour des travaux plus significatifs. Il envisage un avenir où le travail n’est pas le seul but de la vie, mais un moyen de réaliser des objectifs plus profonds. La réduction du temps de travail hebdomadaire grâce à l’IA pourrait ainsi offrir une opportunité historique pour repenser notre rapport au travail et, plus largement, à l’existence.
La semaine de quatre jours : une alternative viable
Pourtant, des alternatives existent. La semaine de 4 jours, déjà adoptée par certaines entreprises, n’est-elle pas la preuve que nous pouvons réorienter les gains de productivité vers le bien-être collectif ? Un jour de plus pour la parentalité, pour l’engagement citoyen ou bénévole, pour réduire notre empreinte carbone. Pour sa santé mentale et physique. Redonner du temps à chacun pour le bien-être de tous. 70% des aidants sont des actifs, et ces derniers bénéficieraient grandement d’une semaine de quatre jours, leur permettant de mieux concilier vie professionnelle et personnelle. Aujourd’hui, la majorité des foyers français cumulent environ 10 jours de travail rémunéré par semaine, une réalité qui accentue le stress et réduit le temps consacré aux activités non professionnelles.
Le temps non marchand : le vrai liant de notre société
Ce qui nous unit en tant que société c’est le temps que nous allouons à prendre soin les uns des autres. Pensons aux 13 millions d’aidants en France qui offrent en moyenne 20 heures par semaine. Ce don silencieux de temps vaut bien plus que son équivalent monétaire. Pensons aux parents qui lisent une histoire le soir, aux bénévoles dans les associations, aux citoyens engagés. Ce temps, non marchand, est la clé de voûte de notre humanité. Le numérique peut également jouer un rôle en traçant l’empreinte sociale et écologique des entreprises, nous aidant à mieux comprendre et valoriser notre utilisation du temps.
Soyons conscients de la valeur de notre temps, plus que de sa performance.
Demain, quand l’innovation libérera du temps, choisissons de l’investir dans ce qui nous rend vraiment humains : la compassion, la créativité, l’engagement.
Car le temps, et son allocation, individualiste ou collectif, constitue le ciment de notre société. À nous de choisir : serons-nous les esclaves du chronomètre ou les maîtres de nos heures ?
La semaine de quatre jours n’est pas un luxe, c’est un investissement dans une société plus juste, plus solidaire, plus résiliente. Donnons au temps sa juste valeur.