Présidente et co-fondatrice de l’association « Acteurs de la finance responsable », Olivia Blanchard a récemment cosigné une lettre ouverte[1] appelant l’AMF à davantage de sévérité à l’encontre du greenwashing. Elle a bien voulu nous éclairer sur la conception de la finance responsable qui porte la démarche de son équipe.
Vous êtes co-fondatrice de l’association « Acteurs de la finance responsable », qui promeut une finance au service du vivant. De quoi s’agit-il, et qu’est-ce qui vous a conduite à cette initiative ?
Depuis 2018, l’Union européenne connait un mouvement qui veut replacer la finance comme acteur majeur des progrès sociaux et environnementaux. Il s’agit de dépasser les limites de l’investissement socialement responsable, qui trop souvent consiste pour les entreprises à communiquer sur leurs « bonnes actions » en la matière, et pour les agences de notation extra financière à sanctionner cette communication sans vraiment se pencher sur le fond.
L’idée est de poser un cadre plus normatif pour définir ce qu’est une entreprise durable, en allant au-delà des seules dimensions climatiques, pour aborder tous les aspects de la durabilité. Notre association a précisément pour but de promouvoir les avancées dans cette direction, et d’accompagner les acteurs économiques dans leur mise en œuvre.
Quelles sont ces dimensions de durabilité qui vont au-delà des seules questions climatiques ?
Tout le reste. Selon un rapport de la Banque Mondiale, 55% du PIB mondial dépend de la biodiversité et des services écosystémiques. Il s’agit donc d’intégrer cette approche aux paramètres multiples dans la valorisation des entreprises, pour mettre en évidence celles qui la respectent et en assurent la pérennité, et celles qui ne le font pas, car l’avenir de nos sociétés dépend des comportements vertueux en la matière.
Nos actions de sensibilisation, par la production de rapport de recherche, de communication via des webinaires et conférences, sont d’autant plus essentielles qu’un lobbying intense a pu être opéré par de grands acteurs industriels pour entrer dans la taxonomie verte de l’UE, comme ceux du gaz, de l’aviation ou du fret maritime. Il s’agit de pousser plus loin le référentiel pour limiter les effets de ce genre de comportements.
Vous mentionnez l’Union européenne, en quoi fait-elle avancer les choses ?
La taxonomie verte définie par l’UE est une sorte de dictionnaire de la durabilité, qui détermine les secteurs qui, par nature, peuvent être qualifiés de durables, et les critères techniques que ces activités doivent remplir pour prétendre à cette qualification. Correspondre à ces critères devrait permettre d’orienter les financements vers les entreprises ayant l’approche la plus durable de l’activité économique, pour instituer un cercle vertueux où l’économie réelle durable, clairement identifiée, draine des investissements eux-mêmes durables, idéalement privilégiés par les investisseurs pour cette raison.
Pour ce faire, les investisseurs, institutionnels comme particuliers, ont besoin d’informations transparentes allant au-delà des simples scores ESG. C’est toute l’ambition des nouvelles réglementations comme la Corporate Sustainability Reporting Directive, qui rend obligatoire un rapport annuel détaillé en la matière, dès 2025 pour les entreprises cotées, et à partir du 1er janvier 2026 pour les PME cotées sur un marché règlementé, à l’exception des microentreprises.
A quels types d’entreprises vous adressez-vous ?
Un des enjeux essentiels de notre action est de faire correspondre les capacités de financement disponibles, avec des investisseurs soucieux qu’elles soient durables, et des projets entrepreneuriaux pertinents. L’intégration de la biodiversité, qui en est à ces débuts, requiert une large gamme d’expertises scientifiques (biologie, hydrologie, agroécologie…). Cette ingénierie permet de s’assurer qu’une activité apparemment durable, de production d’énergie renouvelable, par exemple, ne porte pas atteinte à la biodiversité, ou plus largement, au travail, ou à la justice sociale, selon le principe défini par l’UE de DNSH (do not significant harm, ne porte pas gravement préjudice).
Côté financier, nous apportons notre expertise à des sociétés de gestion d’actifs, cotées ou non. Il s’agit d’accroitre le niveau de leurs exigences quant aux décisions d’investissement, et à la manière d’intégrer ces exigences dans leurs stratégies. Mais aussi de les éclairer dans l’application des nombreux textes normatifs, comme l’article 29 de la loi énergie climat, qui les oblige à rendre compte de la façon dont ils intègrent la biodiversité dans leur politique d’investissement.
Côté entreprises, nous accompagnons celles-ci dans l’intégration de ces nouveaux impératifs dans leur modèle économique, avec deux catégories distinctes. D’une part, celles qui ont un besoin urgent de financement pour entamer une transition vers un modèle plus vertueux. Nous sommes ainsi intervenus devant la fédération ASTRE de transport routier, secteur très représentatif du tissu économique français, largement dominé par des PME . D’autre part, les entreprises de « nouvelle génération », qui conçoivent leur business-plan autour de cette notion de durabilité, et qui ont d’autant plus de mal à se financer qu’elles ne sont pas connues à leurs débuts, comme Fermes en vie, une foncière agricole qui fait la promotion de l’agroécologie.
Entreprises en transition, entreprise nouvelle créée autour de la valorisation du vivant… on est sur des processus longs. Comment attirer des investisseurs vers des RoI différés qui ne sont pas dans la culture dominante ?
C’est compliqué en effet. Aujourd’hui, un gestionnaire de fonds est tiré vers le court terme parce qu’il doit répondre à des actionnaires, des investisseurs, mutuelles, assurances, etc . dont le modèle de rentabilité est par exemple à 8% par an dans les 20 prochaines années… Accepter des RoI remis à plus tard, quand les business plans arriveront à maturité, nécessite un changement de mentalité, comme faire comprendre que, quand le sous-jacent de l’investissement est une forêt, on doit s’engager pour un minimum de 7 ans…
Néanmoins, on voit apparaitre des fonds avec, par exemple, 90% de valeurs cotées, et 10% d’économie sociale et solidaire, ou encore des produits de « blended finance », combinant argent public et privé pour pallier le manque de rentabilité à court terme, et commencer à irriguer financièrement ces nouveaux besoins, en recherchant progressivement l’adhésion des épargnants.
Existe-t-il des labels agréant le caractère « au service du vivant » d’un acteur financier ou d’une entreprise ?
C’est une des difficultés. Il y a une foule de labels ISR, B-corp, Impact Score du Mouvement Impact France, mais aucun ne garantit que l’acteur en question construise son activité au service du vivant. Tout au plus, ces certifications attestent que l’entreprise fournit des efforts dans ce sens. C’est souvent du déclaratif, du business as usual assorti de bonnes pratiques.
Les esprits ne sont pas mûrs, selon vous ?
Oui, il y aurait un travail fondamental à mener, sur la valeur et son partage, dans un monde qui ne peut plus fonctionner comme avant face à l’épuisement des ressources. Les citoyens connaissent les gestes du tri sélectif, qui permet le recyclage, ou ceux pour limiter leur empreinte carbone… mais ils ignorent que le véritable levier pour faire évoluer les choses est l’usage qu’ils font de leur argent. Selon un récent sondage de l’office français de la biodiversité, seulement 17% des Français pensent à la finance verte comme moyen de préserver la biodiversité. Or l’épargne des Français s’élève à quelque 6000 milliards d’euros, qui, orientés vers les bonnes initiatives, pourraient changer les choses. Mais le monde financier reste assez pauvre en produits accessibles à des épargnants qui voudraient contribuer à protéger ou restaurer la biodiversité. Tout cela est une question de pédagogie et de temps.
Précisément, vous préparez des conseillers financiers au « certificat finance durable » de l’AMF. De quoi s’agit-il, et quel devrait être le rôle des pouvoirs publics dans cet effort ?
Il s’agit de préparer toutes sortes de conseillers financiers à expliquer à leurs clients, entreprises, petits épargnants, ce que je viens de dire. Une enquête de l’AMF a récemment montré que très peu de ces acteurs, essentiels pour diffuser l’information auprès du public, étaient formés en la matière. Or ces formations et ce certificat sont laissés au bon vouloir de ces professionnels. Nous plaidons pour qu’ils soient rendus obligatoires.
Le régulateur est donc assez actif au plan pédagogique, mais le dispositif n’est pas assez contraignant envers les fautifs. Autant la lutte anti-blanchiment s’accompagne de sanctions pharaoniques, autant les manques de transparence sur les produits faussement durables ne sont suivis que de rappels à l’ordre, sans sanctions véritables. Nous appelons à un changement en la matière, et c’est tout le sens de la lettre ouverte que j’ai cosignée en juin en direction de l’AMF, pour mettre un frein au greenwashing.
A côté de cette activité associative, vous exercez le métier de compliance officer. Comment combinez-vous les deux ?
Le compliance officer d’une société, c’est le gardien de l’éthique. Il s’assure que « sa » société est en conformité avec les réglementations et les procédures en vigueur, avec, pour notre sujet, le dispositif du pacte vert européen, et sa déclinaison réglementaire SFDR, CSRD, MIFID 2 qui intègrent la notion de durabilité. J’accompagne de nombreuses structures dans la mise en place de leur dispositif réglementaire, des family offices comme Alpha Blue Ocean, Origami Groupe, ou des sociétés de gestion qui veulent mettre en place un dispositif ESG, ou encore Générali ou Banque Populaire dans la formation des équipes commerciales. Dans d’autres cas, il s’agit, de façon plus conventionnelle, de s’assurer que les stratégies d’investissement comprennent une dimension concrète de biodiversité.
Au-delà de cette fonction de conformité, selon la société en question, je peux avoir un rôle informel de conseiller, dans la mise en place d’une grille de sélection des entreprises que l’on va financer, en appréciant les fondamentaux de celles-ci sous l’angle durabilité, en évaluant si le business plan intègrent cette dimension de manière crédible et efficace. C’est un aspect qui rejoint ce qu’on essaie de faire avec l’association, mais avec la crédibilité et l’écoute que permet un rôle officiel reconnu au sein de la direction.
[1] https://reclaimfinance.org/site/2024/06/19/lettre-ouverte-a-lamf-contre-le-greenwashing-dans-le-secteur-financier/