L’Amérique latine en 2024 : vers une nouvelle fracture idéologique ?

Publié le 15 mars 2024

2024 apparaît comme une année charnière pour l’Amérique latine. Depuis 2022, le continent est placé sous la pression d’une actualité internationale marquée du sceau des crises : les guerres entre l’Ukraine et la Russie d’une part, Israël et le Hamas à Gaza par ailleurs, les tensions dans le Pacifique, le renforcement des BRICS (1) alimentant la « tentation d’un sud global » (2) en opposition à l’occident, la crise migratoire, constituent autant de sujets plaçant l’Amérique latine devant ses responsabilités.

Il ne lui est plus possible d’afficher une neutralité, comme ce fût le cas en 2022-2023 pour l’Ukraine, alors que les positions affirmées par plusieurs dirigeants font désormais apparaître des lignes de fractures évidentes. Elles semblent annoncer une nouvelle rivalité idéologique, portée par les leaders de deux visions de l’environnement international : le Président de la République fédérative du Brésil, M. Luiz Inacio Lula da Silva (3) promeut les positions d’un « sud global » dont un des aspects vise à dénoncer les institutions financières nées de l’accord de Bretton Woods (4). Pour sa part, le Président de la République argentine, M. Javier Milei défend les positions d’un occident qui est remis en question, autant sur le plan des valeurs, que des alliances ou du schéma de sécurité.

A cet ensemble géopolitique, s’agrègent des tensions ou crises locales dont les répercussions peuvent avoir une portée internationale :

  • l’expansion du trafic de drogue, faisant basculer dans la violence une partie de la zone andine, au premier chef de laquelle l’Equateur, les frontières avec la Colombie ou le Pérou, tout en contribuant au développement du commerce régional, notamment avec les cartels mexicains ;
  • les tensions sur la gouvernance, oscillant entre l’État failli, comme en Haïti, la dictature familiale comme au Nicaragua, la prise de contrôle des rouages étatiques assurant une réélection au nom d’un peuple dépossédé de son libre arbitre citoyen comme au Vénézuéla ;
  • les nouvelles querelles territoriales à l’instar des prétentions vénézuéliennes sur la région de l’Essequibo, au Guyana, riche en pétrole ;
  • la problématique quotidienne des migrants : plusieurs flux traversent le continent : des Caraïbes, vers l’Amérique centrale et remontant vers le Nord afin d’atteindre les États-Unis, d’Amérique du sud vers les États-unis . Il existe également un courant des Caraïbes vers le sud, notamment le Chili ou le Pérou tandis que les vagues migratoires vénézuéliennes des années 2017-2020 ont bousculé les économies de pays comme la Colombie, le Panama et des pays andins.
  • sur le plan politique, six élections se tiennent pendant l’année en cours. Elles concernent le Mexique, El Salvador, le Panama, la République dominicaine, l’Uruguay et le Vénézuéla. Un thème prévaut désormais dans l’ensemble du continent : la sécurité.

L’année 2024 est celle de l’appel à la responsabilité internationale d’une Amérique latine rattrapée par sa situation intérieure marquée par une crise sécuritaire. Paralysée par la crise de la Covid 19 qui en a fait le continent le plus touché par le virus, affectant les économies nationales et démantelant les solidarités régionales, l’Amérique latine a tenté de garder ses distances par rapport au conflit russo-ukrainien.

Certes, les votes de l’Assemblée générale (5) mobilisaient en leur faveur la grande majorité des pays. Pour autant, une forme d’ambiguité politique perdurait. Elle s’était notamment, traduite par une fin de non-recevoir, de la demande des États-Unis adressées aux pays disposant d’équipements militaires d’origine russe et immédiatement opérationnels pour les ukrainiens. Les attentats terroristes du Hamas du 7 Octobre 2023 contre Israël et la guerre qui en a découlé, a fait voler en éclat « la retenue » qui avait pu exister auparavant.

Les postures et déclarations tranchées prises par les dirigeants de la plupart des pays du continent, ont clairement marqué les lignes de fracture. Désormais, pro-occidentaux, partisans d’une remise à plat du système international contemporain ou promoteur d’une position médiane, s’affrontent au risque de renforcer la diversité et l’absence de convergences d’un continent qui doit pour autant, répondre à des défis économiques et sociaux majeurs.

Ils illustrent le front intérieur auquel le continent est confronté : la lutte contre une insécurité qui peut, dans certains pays, tels Haiti ou l’Équateur, menacer directement, l’État au risque de s’étendre sur le plan régional.

Le front intérieur : priorité à la sécurité indispensable à la relance économique

L’Amérique latine et la région des Caraïbes est caractérisée par une diversité obligeant à construire les bases d’une unité régionale. Un sujet est devenu prioritaire pour tous depuis plusieurs mois : la sécurité publique, la lutte contre les trafics de drogue liés à des gangs qui n’hésitent plus à attaquer frontalement les États : l’Équateur est apparu au centre du danger dans les pays andins au lendemain de l’assassinat du candidat présidentiel, Fernando Villaviviencio, le 9 Août 2023, 10 jours avant les élections qui se concluront par la victoire du candidat de centre droit, partisan d’une lutte sans merci contre les gangs Daniel Noboa (6).

Depuis, l’état d’urgence et « la guerre contre les gangs » ont été déclarés tandis que le continent découvrait que l’Équateur était devenu le pôle d’exportation d’un gigantesque trafic de drogue, impliquant plusieurs pays de la région : la Colombie, le Pérou, la Bolivie mais également la frontière amazonienne du Brésil. Le Mexique avec les cartels de Sinaloa et de Jalisco est directement concerné avant une exportation vers l’Amérique du Nord et en Europe par l’Afrique. La crise qui s’est aggravée depuis le début de l’année 2024 en Haïti menace la stabilité d’une, partie de la région des Caraïbes.

Un État failli au lendemain l’assassinat du Président Jovenel Moïse le 7 Juillet 2021 tandis que le parlement ne peut plus se réunir depuis 2020 faute de nouvelles élections. Un Etat moribond tandis que les gangs, notamment celui du G9 dirigé par un ancien policier, Jimmy Cherizier, plus connu sous le surnom de « barbecue ». La stratégie des gangs n’est plus celle de guérilla mais ressemble de plus en plus à celle d’une guerre frontale et conventionnelle contre l’Etat, ses symboles et les quelques organes, notamment la police, qui sont encore actifs.

Le surnom vise à faire peur et frapper l’imaginaire des populations. Celui de Jimmy Cherizier renvoie à la pratique du « père lebrun », utilisée sous la présidence de Jean-Claude Duvalier (Baby Doc) (7) et depuis les années 1990, pendant les années de mandat de Jean-Bertrand Aristide (8) : il s’agissait d’éliminer les opposants par le feu, en plaçant un pneu autour de leur cou tout en l’enflammant.

La symbolique de la violence tandis que les gangs présents dans la capitale, Port au prince, dans le centre du pays, notamment la ville de Mirebalais et les régions ouest, d’Artibonite vise également, à prendre le contrôle des sites représentatifs de l’État.

Carte d'Haïti

En doublant cette action d’un habillage politique, à la fois rhétorique, en revendiquant une action en faveur des plus démunis. Le front politique se construit en faveur d’un ancien putschiste (9), sénateur extradé aux États-Unis et condamné pour blanchiment d’argent issu du trafic de drogue, M. Guy Philippe. Cette option permettrait d’institutionnaliser les gangs et la violence qui en est issue.

Une autre option viserait à instaurer un « conseil présidentiel » composé de 5 membres représentatifs des secteurs de la société, avec le pouvoir de nommer un Chef du gouvernement chargé d’engager avec le soutien de la communauté internationale, une « guerre contre les gangs » tout en menant à bien la reconstruction des institutions. Projet ardu tant la crise est profonde : le chef du gouvernement, Ariel Henry voyait son mandat se terminer le 7 Février 2024 tout en cherchant à rester en fonction, au nom du vide institutionnel. Sans chef d’État, sans parlement et théoriquement, sans gouvernement, Haiti est bien démuni tandis que la crise économique, sociale et migratoire se renforce, provoquant un raidissement du pays voisin, la République dominicaine.

Haïti, voie de passage d’ouragans dévastateurs comme « Mathews » en 2016 après le séisme ravageur de Janvier 2010 provoquant la mort de 300.000 personnes, souffre actuellement d’une violente sècheresse. Autant d’aspects renforçant le processus pouvant conduire à un effondrement et à un chaos appelé de leurs vœux par les gangs.

La course contre la montre entre l’État et les gangs est engagée. Sans la présence de forces internationales organisées, les gangs se renforcent opérationnellement et géographiquement. Le coup de force institutionnel conduirait à faire d’Haiti, de facto, le point d’implantation des trafics de drogue, essentiellement de la cocaïne, dans la région des Caraïbes et à un millier de kilomètres de la Floride. La CARICOM (10) est désormais sur le devant de la scène, peinant pourtant à apporter une solution qui passe inévitablement, par les États-Unis. Le 11 Mars 2023, la démission du Premier ministre Ariel Henry était effective. Le Président de la CARICOM, Chef de l’État guyanais, Mohamed Irfaan Ali, a annoncé être parvenu « à un accord de gouvernance transitoire, ouvrant la voie à une transition pacifique du pouvoir, à la continuité de la gouvernance, à un plan à court terme de sécurité et des élections libres ». (11)

Si les États-Unis se sont engagés à fournir un financement de 133 millions de dollars et le Canada de 93 millions, la mise en place de cet accord va exiger à la fois une démarche politique, avec la mise en place d’un conseil présidentiel et une action forte pour le rétablissement de la sécurité et la lutte contre les gangs. Compte tenu de leur force, une négociation est-elle envisageable ou la guerre inévitable ?

Le Kenya avait accepté en Juillet 2023, de conduire une mission internationale d’appui aux forces de sécurité haïtiennes. Elle comptait sur l’envoi de près de 2500 hommes, aux côtés du Bénin (1500 hommes), de la Barbade, des Bahamas, du Bangladesh et du Tchad. L’imbroglio juridique au Kenya a conduit le Président William Ruto et le 1er ministre de facto. Ariel Henry, à signer un accord bilatéral le 7 Mars 2024 supposé accélérer la présence des renforts. La démission d’Ariel Henry a précipité le désistement du Kenya annoncé le 13 Mars 2024, devant la complexité de la crise et sans doute, les réticences des États-Unis aux alentours des accords de Kingston.

Quoiqu’il en soit, la déstabilisation sécuritaire de ce pays a des conséquences dans les Caraïbes, faisant courir le risque d’une implantation d’une plaque tournante de trafic, notamment de drogues, avec comme « prestataires de service de protection et d’exportation » de la cocaïne. Le risque existe mais n’est pas concevable tant le risque d’une déstabilisation régionale est grand, alors que l’environnement international est marqué par des tensions qui ne demandent qu’à grandir sur de nouvelles crises.

Région de Jérémie après le passage de l’ouragan Matthew

Région de Jérémie après le passage de l’ouragan Matthew – Septembre 2016
Photo : tous droits réservé : Pascal Drouhaud

Certains pays du continent latino-américain sont prêts à intervenir aux côtés de la police haïtienne. C’est le cas d’El Salvador qui est parvenu à éradiquer les « maras », ces groupes de délinquants qui se développaient depuis les années 2000. Depuis sa première élection en Février 2019 , Nayib Bukele (12) avait fait du rétablissement de la sécurité, la condition d’un plan visant à rétablir non seulement la stabilité économique de son pays mais également son attractivité.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : El Salvador était un des pays au monde avec le plus fort taux d’homicides en 2019 : 38 pour 100.000 (2500 assassinats). Il était de 18.1 en 2021 (1147 morts). Il était de 7.8 en 2023, le taux le plus bas jamais atteint durant ces 30 dernières années. Le Centre pénal contre le terrorisme, CECOT, a été construit. Il s’agit de la prison la plus importante des Amériques : 40.000 membres des gangs y sont incarcérés. Le CECOT vise à rompre les structures des gangs, les démanteler et casser les trafics qui les finançaient. La lutte contre la corruption est un autre pilier de l’action du chef de l’état.

Les anciens présidents depuis 1999, Francisco Flores (1999-2004), Antonio Saca (2004-2009), Mauricio Funes (2009-2014), Salvador Sanchez Ceren (2014-2019), (13) ont tous été concernés des poursuites judiciaires, incarcération ou fuite à l’étranger. La désillusion démocratique a été à la hauteur des scandales, conduisant à une rupture en 2019, confirmée en 2024. La population est pour le moment, compte tenu des résultats, disposée à voir l’État se renforcer, au risque d’ouvrir un débat sur les libertés individuelles. Un narratif politique accompagne cette action : Nayib Bukele, réélu pour un second mandat en Février 2024, parle de « guerre contre les gangs » en rappelant que la dernière décennie avait connu plus de 41.000 homicides. Un « modèle » Bukele a surgi sur le continent depuis 2023 tandis que les contre exemples existent : l’Équateur est plongé dans une crise sécuritaire depuis 2023. Haiti est plongé dans un chaos inédit.

Les États y sont frontalement attaqués par les gangs liés au trafic de drogue. En Équateur, l’’assassinat, en pleine campagne présidentielle, le 9 Août 2023 de Fernando Villavicencio, candidat centriste à l’élection présidentielle, avait alerté sur la situation sécuritaire de ce pays andin, devenu le point d’exportation d’un trafic de cocaïne, régional. Les pays producteurs que sont la Colombie, le Pérou, la Bolivie, exportent désormais une partie de la drogue via l’Équateur. 30% de la production colombienne est concernée.

Les ports d’Esmeraldas, de Manta, de La Libertad ou Guayaquil, constituent autant de points d’exportation. Les départements d’Esmeraldas, de Manabi, de Guayas ; Santo domingo, Santa Elena, constituent désormais le front d’ « un conflit armé interne » dénoncé par le Président Daniel Noboa  le 8 Janvier 2024 à la suite d’une vague de violences sans précédent. C’est l’ouest du pays qui est gangréné par la puissance financière que procurent les retombées de ce trafic qui a été évalué pour l’année 2023 à 1500 milliards de dollars.

État d’urgence, déploiement des forces armées, l’arsenal sécuritaire est déployé pour lutter contre un ennemi qui continue à porter des coups. Le 17 Janvier dernier, le procureur chargé de l’enquête sur l’attaque d’une chaine de télévision le 7 Janvier précédent, avait été assassiné à Guayaquil. L’Etat se réveille désormais : il cible les gangs dont les deux plus importants portent les noms de « Los Lobos » et « Los Choneros ». Le chef de ces derniers, Adolfo Macias, alias « Fito », s’était évadé de sa prison le 7 Janvier dernier.

La visite du général Laura Richardson, à la tête du « Southcom », le commandement sud (Amérique latine » des forces américaines, à Quito le 22 Janvier dernier, montre que Washington est naturellement concerné par les évènements : l’aspect économique rappelle que les États-Unis, au même titre que l’Europe, constituent un marché portant, avec une dimension portant sur la sécurité nationale. La situation équatorienne a éclaté alors que les populations de nombreux pays d’Amérique latine exigent une sécurité au quotidien. Les thématiques portant sur l’immigration, les fractures sociales, l’efficacité de l’État, la lutte contre la corruption deviennent prioritaires et renvoient à un discours public de plus en plus tranché tant l’urgence se fait sentir.

Les pays andins, l’Amérique centrale sont concernés. Mais l’exaspération se fait aussi sentir dans le champ économique : avec un programme de rupture avec le gouvernement d’Alberto Fernandez et Cristina Kirchner, Javier Milei (14) a été élu à la tête de l’Argentine en prônant l’intégrité de l’État et une efficacité économique portant notamment sur la politique monétaire et fiscale.

Les élections dans le courant de l’année au Panama (5 Mai 2024) , en République dominicaine (19 Mai), au Mexique (2 Juillet 2024), au Vénézuéla ( second semestre 2024), en Uruguay (27 Octobre) constituent autant de rendez-vous électoraux de premier ordre. Les questions économiques et sécuritaires sont au centre des débats. Il est certain que la situation équatorienne démontre combien la stabilité en matière de sécurité est essentielle, conditionne l’attractivité du pays concerné.

Quel engagement international ?

La lutte contre l’insécurité est une priorité d’autant plus grande qu’elle apparaît comme un frein majeur à une croissance économique. Les perspectives de la CEPALC (15) font même apparaître une tendance à un ralentissement après une année 2023 marquée par un taux de 2.2%. Il était de 4.1% en 2022.

L’inflation, les phénomènes climatiques, la fragilité structurelle du travail (54% des emplois dépendent du secteur informel) affectent les économies locales. Comme souvent, le Brésil et le Mexique tirent l’Amérique latine. A eux deux, ils représentent 60%du PIB du continent, et connaissent des taux de croissance en 2023 de 3% et 3.18%. Chacun capte des investissements étrangers nouveaux : réforme fiscale pour l’un, allègement de la dépendance des cours des matières premières pour l’autre, autant d’atouts pour les deux premières économiques internationales.

Cependant, le ralentissement de l’économie chinoise est à observer de près, tant ce pays est devenu un interlocuteur majeur, avec les États-Unis sur le continent latino-américain. La Chine est le premier partenaire commercial du Brésil, tout autant que dans la plupart des pays andins après avoir réussi à s’implanter au Mexique, en Amérique centrale, au Chili ou en Argentine. C’est pourquoi l’année 2024 est déterminante : l’exigence de s’investir dans le développement des marchés intérieurs, la croissance des infrastructures et du secteur digital, constituent des priorités pour attirer des capitaux nouveaux. A ce titre, la visite de l’Emir du Qatar, en Novembre 2023, à El Salvador, est une indication forte de cette recherche de nouveaux partenaires et investisseurs internationaux dans des domaines stratégiques : l’énergie, la mobilité, l’agro -industrie, le numérique.

La tentation nationale ne peut cependant pas occulter l’exigence d’une coopération régionale qui a trop longtemps souffert des disparités nationales. En Amérique centrale, le Système d’intégration centraméricain (16) souffre de la crise politique du Nicaragua. Les divergences politiques entre l’Argentine et le Vénézuéla contribuent à des tensions inédites, pouvant nourrir la crise du pétrole entre Caracas et le Guyana. (17)), obligeant le Brésil à une vigilance sur sa frontière nord. Les profondes divergences politiques entre l’Argentine, depuis les dernières élections présidentielles, et le Brésil font apparaitre des différences plus profondes encore : elles portent sur leur positionnement dans le monde.

Si 2023 avait été marqué par une tentation de « sud global » répandue sur l’ensemble du continent, l’élection de Javier Milei à la présidence de l’Argentine a introduit une autre position : l’alliance avec l’Occident.

La présence du Président ukrainien à l’investiture de son homologue argentin en Décembre 2023, le soutien entier de l’Argentine à Israël dans sa guerre contre le Hamas, constituent autant d’éléments de ruptures avec son prédécesseur kirchnériste, Alberto Fernandez. Cette posture  tend à marquer une opposition frontale avec le président brésilien qui a tenté, durant l’année 2023, de prendre le « leadership » d’un front constitué de pays qui se reconnaissaient dans la remise en question des institutions internationales nées de l’après-guerre de 1945. Le renforcement des BRICS participe de cette logique : Javier Milei a refusé de voir son pays en devenir membres depuis le début de l’année 2024 tandis que ce groupe s’élargissait à l’iran, l’Egypte , l’Ethiopie, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.

Cette ligne de fracture idéologique intervient tandis que l’Amérique latine doit se positionner sur la scène internationale. Depuis 2022, le continent a cherché à garder une distance par rapport au conflit entre l’Ukraine et la Russie. Si la grande majorité des pays latino-américains ont voté les deux résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU présentées en 2022 et 2023, les postures et rhétoriques politiques étaient plus réservées. Elles révélaient une forme d’embarras diplomatique cachant une sympathie pour Moscou. A cela, plusieurs raisons :

  • La permanence d’une présence russe dans plusieurs pays qui apparaissent comme autant de points d’appui : le Vénézuéla , la Bolivie, le Nicaragua ou Cuba assurent une permanence de la présence. Les visites de Sergueï Lavrov (18)  en Juin 2023 et Février 2024 dans ces pays en plus du Brésil, le rappellent.
  • Les nombreuses alternances politiques depuis 2018, ont conduit à la tête de nombreux pays, Mexique, Honduras, Colombie, Perou, Chili, Argentine (avant l’élection de Javier Milei en Novembre 2023), Brésil, des majorités issues des rangs d’une gauche nouvelle, plus altermondialiste. Cette réalité politique a accéléré une sympathie pour un « sud global », qui se voudrait plus inclusif et offrant un nouveau modèle institutionnel au service d’un « nouvel ordre international ». L’arrivée de Javier Milei perturbe cette réalité, en affirmant des positions claires, s’inscrivant pleinement dans une vision occidentale : soutien à l’Ukraine, refus de participer aux Brics +, permettant à d’autres alliés tels le Costa rica, le Paraguay ou l’Uruguay d’affirmer leurs positions.

Si la guerre en Ukraine a été marquée par une prudence l’Amérique latine, l’inverse s’est produit concernant le conflit entre Israël et le Hamas à Gaza. Les attentats du 7 Octobre 2023 et la guerre à Gaza, ont conduit à des prises de position tranchées, répondant à des convictions profondes. L’Argentine de Javier Milei a immédiatement marqué un soutien sans faille à Israël, tout comme le Paraguay, l’Uruguay ou le Costa Rica. Les réserves du colombien Gustavo Petro, les critiques de Luiz Inacio Lula da Silva (20) qui lui valent d’être déclaré « persona non grata » en Israël, figent des lignes de fractures qui apparaissent comme autant d’éléments d’une nouvelle « guerre idéologique » en Amérique latine.

L’élection américaine de Novembre 2024 aura naturellement des conséquences importantes sur le positionnement international de l’Amérique latine qui est sortie, dans le conflit entre Israël et le Hamas à Gaza, de sa posture d’attente sinon de neutralité adoptée sur l’Ukraine. Une évolution importante, qui a renvoyé aux identités nationales nées en Amérique latine, dans les guerres d’indépendance et les conflits internes de l’époque des rapports antagonistes Est-Ouest.

La Chine se tient en embuscade : deuxième partenaire économique et investisseur après les États-Unis, elle oblige ces derniers à réaffirmer ses positions au-delà des seuls sujets liés aux questions migratoires. En réunissant à Washington, le 3 Novembre 2023, le 1er sommet de l’Alliance pour la prospérité économique des Amériques, le président Biden a tenu à marquer l’engagement des États-Unis avec l’Amérique latine, tout en marquant les limites d’un exercice géopolitique à risques dans un environnement international sous tensions.

Conclusion

L’Amérique latine a tenté de se positionner sur la scène internationale tandis que les conflits et foyers de tensions se sont multipliés en 2023 : la guerre entre l’Ukraine et la Russie, celle entre Israël et le Hamas, tensions en Mer de Chine et espace pacifique, constituent autant de fronts intéressant le continent latino-américain.

En essayant de faire des Brics un levier international, le Président Lula da Silva se voit désormais défié par le Président argentin. Javier Milei réaffirme des positions occidentales qui viennent en parfaite contradiction avec « la tentation du sud global » que tente de porter le président brésilien sur la scène internationale. Les élections présidentielles américaines, le 5 Novembre 2024, vont influencer ce positionnement. Javier Milei, parfait soutien de Donald Trump, pourrait, par exemple, en cas de victoire de ce dernier, adopter une stratégie de « prise à revers » idéologique des partisans d’un « sud global » comme le Brésil, première économie latino-américaine .

Pour autant, ces postures internationales se heurtent à une réalité quotidienne : le renforcement d’une insécurité liée à la croissance de trafics dont le premier est celui de la drogue. A travers plusieurs pays, c’est l’ensemble du continent qui est atteint : les cartels de Jalisco et de Sinaloa au Mexique ont étendu leur influence en Amérique centrale et sur la façade pacifique de l’Amérique du sud. Haïti a chaviré dans le chaos en raison notamment, d’un vide institutionnel qui ne permettait pas de lutter efficacement contre des gangs organisés et déterminés à s’emparer du pouvoir. En Équateur, la lutte contre les trafiquants de drogue a rappelé la dimension régionale d’un combat qui touche les structures étatiques et sociales de pays où la désillusion à l’égard des pouvoirs publics est grande.

Certains pays se sont attelés ces dernières années à reconquérir les espaces publics, condition première à une nouvelle crédibilité qui peut être mise au service d’un projet. C’est le cas d’El Salvador où le président Nayib Bukele a fait chuter la violence en éradiquant les « maras », dont 40.000 membres sont incarcérés dans le centre de confinement du terrorisme (CECOT) installé à Tecoluca (département de San Vicente).

Le rétablissement de la sécurité publique est devenu une priorité. Elle conditionne le niveau de crédibilise des États, le contrôle sur le risque régional et la relance des coopérations tout en permettant de pouvoir s’engager sur la scène internationale.

 


Notes

1) Les Brics + rassemblent plusieurs pays représentant 27% en valeur nominale du PIB mondial (G7/ 44%). Le Brésil, la Russie, l’Inde, la chine, l’Afrique du sud et, depuis le 1er Janvier 2024, l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats arabes unis, l’Ethiopie et l’Iran.

2) Pascal Drouhaud : « L’Amérique latine et la tentation du Sud global », Revue Défense nationale, Décembre 2023.

3) Le Président Inacio Lula da Silva a été élu à la présidente de la République fédérative du Brésil, contre le président sortant, Jair Bolsonaro, le 29 Octobre 2022. Il a pris ses fonctions le 1er Janvier 2023.

4) Les accords de Bretton Woods établis en Juillet 1944, portent sur les conditions du libvbre échange, de la monnaie et du change. Ils ont organisé le système financier international d’après guerre, autour du dollar, avec la création du Fonds monétaire international (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) qui deviendra la Banque mondiale

5) La résolution de l’Assemblée générale de l’ONU votée le 23 Février 2023 et intitulée « Principes de la Charte des Nations Unies sous-tendant une paix globale, juste et durable en Ukraine » a été adoptée par 141 voix, 7 contre (Bélarus, Corée du Nord, Erythrée, Mali, Nicaragua, Russie et Syrie) et 32 abstentions (parmi lesquels El Salvador, la Bolivie, Cuba , le Vénézuéla étant « absent » lors du vote).

6) Le Président équatorien, Daniel Noboa, élu le 15 Octobre 2023 a terme d’une campagne électorale arquée notamment par l’assassinat de Fernando Villavicencio, et en fonction depuis le 23 Novembre 2023, fait face à une recrudescence de la violence née du trafic de drogue. Il a déclaré « l’état de guerre interne » le 10 Janvier 2024. Sa priorité est de rétablir l’autorité d’un état attaqué par les bandes criminelles armées et comptant 20.000 hommes.

7) François Duvalier a été Président d’haïti de 1957 à 1971, année de son décès. Surnommé « Papa Doc », il sera nommé « Président à vie) en 1964. Son fils, Jean-Claude Duvalier, « Baby Doc », lui succède en 1971 et restera au pouvoir jusqu’à sa déposition en 1986.

8) Jean-Bertrand Aristide : prêtre, il devient Chef de l’État d’Haïti de 1991 à 1996. Déposé à la suite d’un coup d’État le 30 septembre 1991, il revient au pouvoir à la suite de l’intervention d’une force multinationale et de l’ Opération « Unphold Democracy » le 15 Octobre 1996. En créant le parti « Fanmi Lavalas » en 1997, il construit les bases politiques d’un retour au pouvoir après les élections de Décembre 2000, tout en quittant les ordres. Son second mandat, entâché de corruption et de violence, est écourté par son départ précipité en Février 2004, d’Haiti.

9) Guy Philippe est un ancien cadre de la police ayant pris la tête d’une rebellion contre l’ancien Président Aristide en 2004. Ancien sénateur élu en 2016, iul est accusé et condamné en 2016 at la justice américaine pour blanchiment d’argent issu du trafic de drogue à 5 années d’emprisonnement. Il purge sa peine après un accord avec la justice américaine et rentre en Haïti en Décembre 2023. A la tête du mouvement « Reveil national pour la souveraineté d’Haiti » qui a rejeté les accords de Kingston établissant les ternes d’une transition et signés le 11 Mars 2024 en Jamaique.

10) CARICOM : Communauté des Caraïbes, crée le 1er Aout 1973. Elle compte 15 membres : Antigua et Barbuda ; Bahamas ; Barbade ; Belize, Dominique ; Grenade ; Guyana ; Haiti ; Jamaique ; Montserrat ; Saint Christophe ; Saint Vincent et les grenadines ; Sainte Lucie ; Suriname ; Trinoidad et Tobago.

11) Les négociations de Kingston sur Haiti ont établi le 11 Mars 2024, un cadre de sortie de crise en Haiti posant les bases d’une transition politique. Un conseil présidentiel composé de 7 membres représentatifs des structures de la société, aurait notamment, la responsabilité de nommer un premier ministre, rétablir la sécurité et parvenir à organiser de nouvelles élections dans un délai de 18 mois. Le principe d’une force multinationale est accepté ;

12) Nayib Bukele est Président de la République d’El Salvador depuis le 1er Juin 2019. Il a rétabli la la sécurité dans son pays au terme d’une politique ferme de lutte contre les groupes de délinquants, les « maras ».(Mara Salvatrucha-MS 13 / 18 street gang), il s’est abstenu sur le dossier ukrainien lors des votes de l’assemblée générale de l’ONU en 2022 et 2023. Le 9 Octobre 2023, il a pris une position tranchée contre le Hamas dans un tweet en des termes clairs : « En tant que Salvadorien d’origine palestinienne, je suis sûr que la meilleure chose qui puisse arriver au peuple palestinien est la disparition complète du Hamas. Ces bêtes sauvages ne représentent pas les Palestiniens. Quiconque soutient la cause palestinienne commettrait une grave erreur en se rangeant du côté de ces criminels. Ce serait comme si les Salvadoriens s’étaient rangés du côté des terroristes du MS13, simplement parce que nous partageons des ancêtres ou une même nationalité. La meilleure chose qui nous soit arrivée en tant que nation a été de nous débarrasser de ces violeurs et meurtriers et de laisser les bonnes personnes prospérer. Les Palestiniens devraient faire de même : se débarrasser de ces animaux et laisser les bonnes personnes prospérer. C’est la seule façon d’avancer » .

13) Francisco Florès (Aréna/ 1999-2004) a été poursuivi à l’issue de son mandat, pour des soupçons de détournements de fonds d’aides internationales. Son successeur, Antonio Saca (Gana/ 2004-2009) a été arrêté et incarcéré pour détournements de fonds publics. Il est condamné depuis 2018, à une peine de 10 ans de prison. Mauricio Funes (FMLN/ 2009-2014) est poursuivi pour avoir établi « un pacte » avec les groupes délinquants « maras » et détournements de fonds publics. Il est réfugié au Nicaragua depuis 2016 et a acquis la nationalité nicaraguayenne depuis 2019. Enfin, Salvador Sanchez Ceren (2014-2019) est poursuivi pour corruption depuis le mois de Décembre 2023.

14) Le Président Javier Milei a remporté les élections présidentielles le 19 Novembre 2023, contre le candidat du parti anciennement au pouvoir, Sergio Massa. Il a pris officiellement ses fonctions le 10 Décembre 2023. Son programme est d’inspiration libérale et avait mis l’accent pendant la campagne, sur la dollarisation de l’économie argentine.

15) CEPALC: commission  économique pour l’Amérique latine et les Caraibes. Rapport annuel de l’année 2023 et perspectives 2024 présenté par José Manuel Salazar Xirinach, secrétaire exécutif. Décembre 2023

16) Le Système d’intégration centraméricain (SICA) a été crée le 1er Février 1993. Ses membres sont le Belize, le Guatémala, El Salvador, le Nicaragua, le Costa-rica, le Panama et la République dominicaine.

17) Le Vénézuéla revendique une partie du territoire du Guyana, la région de l’Essequibo, riche en pétrole. A lire : Pascal Drouhaud-David Biroste : « Tensions entre le Vénézuéla et le Guyana » ; Revue Défense nationale ;mars 2024 ,

18) Le ministre des affaires étrangères russe, M. Serguei Lavrov a effectué un déplacement au Brésil, Vébézuéla, Nicaragiua et Cuba en Avril 2023 et en Février 2024. Pascal Drouhaud : « Serguei Lavrov en Amérique latine : des symboles et une stratégie ; Revue Défense nationale, Juin 2023.