Dans « Junk Tech », les spécialistes de l’écosystème numérique Jean-Marc Bally et Xavier Desmaison exhortent les entreprises françaises de la tech à davantage investir le storytelling pour lutter à armes égales contre les GAFAM.
Et si au fond, la bataille économique mondiale, se résumait à une histoire de marketing ? Si l’hégémonie des GAFAM ne reposait avant tout que sur l’habileté diabolique des gourous de la Silicon Valley californienne à produire un récit édifiant et flatteur? C’est la thèse – originale – de « Junk Tech » un essai revigorant écrit par Jean-Marc Bally, Président d’Aster, une société de capital-investissement et Xavier Desmaison, Président d’Antidox, cabinet de conseil en stratégie de communication qui pointent l’émergence d’un mouvement, qui, selon eux, combinent deux tendances. D’une part un talent incontesté pour concevoir des biens et des services hautement addictifs (réseaux sociaux, écrans…). D’autre part, l’aptitude à faire croire que l’avantage des start-up californiennes proviendrait de leur supériorité technologique alors qu’il s’enracine, en réalité, dans des facteurs d’addiction et d’ »enchantement ».
Un marketing de l’addiction ?
«En ce sens, le « Junk » que l’on pourrait traduire par «déchet » fait référence à la « Junk Food », cette nourriture de qualité médiocre et fortement addictive « , expliquent les auteurs. Depuis une trentaine d’années, déplorent-ils, les commentateurs avisés de la planète «tech » commettent régulièrement une erreur de diagnostic en reprenant à leur compte les mythes et la rhétorique des entrepreneurs de la Silicon Valley. A savoir, que ces derniers (Facebook, Google, Apple,…) disposeraient d’une nette avance technique sur le reste de la planète et que, grâce aux prouesses des algorithmes, du big data et de l’intelligence artificielle, ils parviendraient à mettre au point des solutions ayant le potentiel de résoudre tous les maux de l’humanité.
«Ce discours relève davantage du storytelling que de la réalité, avance Jean-Marc Bally. Les GAFAM n’ont pas créé d’innovations de rupture comme le GPS, la batterie ou l’écran plat. Amazon est un simple revendeur et Mark Zuckerberg s’est contenté finalement de digitaliser le trombinoscope d’Harvard ». Selon lui, la croyance des Français et des Européens en la supériorité technologique californienne les empêcherait d’effectuer les choix adéquats pour combler leur retard et ainsi rivaliser à l’échelle mondiale. « Dans la course à l’innovation, nos pouvoirs publics et nos entreprises oublient un ingrédient essentiel : le sens du marketing. On réduit à tort ce concept à une fonction opérationnelle alors qu’il recoupe des enjeux stratégiques », pointe Xavier Desmaison. C’est une question de priorité. La recherche d’un usage idéal pour le consommateur est première, les technologies viennent ensuite. Or, trop souvent, l’innovation est conçue comme une invention, que le marketing va pouvoir aider à vendre. La technologie doit être au service du produit, et non l’inverse comme on le croit trop souvent ».
Des GAFAM plus fragiles qu’on ne le pense
S’ils reconnaissent volontiers que les plateformes technologiques (Amazon, Netflix, Zoom,..) ont été largement plébiscitées par les milliards d’individus confinés chez eux, ces dernières se sont montrées particulièrement « démunies » et « inopérantes » pour répondre aux enjeux cruciaux de sécurité, de santé et de production industrielle (masques, ventilateurs, vaccins…). «Nous reprenons à notre compte le commentaire de l’entrepreneur Marc Andreessen, aux oracles toujours écoutés, qui a souligné que la pandémie avait mis en évidence les limites d’un écosystème d’innovation où l’on ne construit et où l’on ne fabrique presque rien », assurent les auteurs qui estiment, que, de ce point de vue, la crise sanitaire que nous traversons pourrait représenter une «formidable opportunité » de remettre les compteurs à zéro.
«Nous réfutons le discours défaitiste selon lequel la France et l’Europe seraient définitivement dépassées, sur un plan technologique par la Silicon Valley, et, partant, par la Chine et donc voués au déclin » assurent les auteurs rappelant combien l’innovation française au XXème siècle a collectionné les succès technologiques. Des exemples ? Georges Doriot (1899-1987) lançant la première société de capital-risque aux Etats-Unis dans les années 1950 et contribuant ainsi au développement de l’économie des start-up. Que dire de l’émergence bel et bien hexagonale de technologies et d’entreprises disruptives comme le nucléaire, l’aéronautique (le Concorde), le ferroviaire (TGV), les télécommunications (Minitel, Cyclades, prémisses des adresses IP et de l’hypertexte développés ensuite au CERN) ou encore les microprocesseurs (la carte à puce).
«Malheureusement nous n’avons pas su prendre le tournant de la première vague internet, des moteurs et annuaires de recherche, des réseaux sociaux. Par ailleurs nos licornes peinent à s’internationaliser et à atteindre la valorisation de leurs homologues californiennes, regrette Jean-Marc Bally Ce décrochage parait d’autant plus incompréhensible que nous disposons d’ingénieurs et de développeurs de talent qui s’exportent aisément dans la Silicon Valley mais aussi d’un formidable vivier de start-up et d’un large soutien de la puissance publique à l’économie digitale».
Dépasser la timidité culturelle européenne
Selon les auteurs, le décrochage français et européen s’explique davantage pour des raisons culturelles que technologiques. A la différence de leurs homologues californiennes, les firmes tricolores peineraient à injecter une part de rêve et d’envie irrationnelle dans leurs produits y compris dans des secteurs qu’elles dominent comme les services. «A l’inverse, la Silicon Valley a parfaitement intégré que nous étions passé de la société de consommation à l’âge des aspirations et a imaginé un nouveau type de marchandises pour engendrer l’addiction et cultiver le narcissisme de masse », pointe Jean-Marc Bailly, évoquant les succès spectaculaires d’un Elon Musk, le génial ingénieur/entrepreneur américain, qui avec son entreprise SpaceX est parvenu à damer le pion aux ténors du secteur, installés depuis des décennies. Comment ? En recourant à un storytelling convoquant l’imaginaire toujours addictif de la conquête spatiale dans l’opinion.
«De la même façon, Musk est parvenu à vendre ses batteries et ses voitures électriques en affirmant qu’elles avaient pour vocation, ni plus ni moins que de terrasser le réchauffement climatique » sourit Xavier Desmaison. Tout serait-il perdu pour les entreprises technologiques françaises et européennes ? Que nenni, pointent nos deux auteurs qui s’estiment convaincus que ces dernières ont vocation à briller dans la «galaxie digitale » à condition de mettre davantage l’accent sur les fondamentaux du marketing et d’appliquer cette philosophie aux défis majeurs qui émergent dans le sillage de la quatrième révolution industrielle : transition énergétique, biotechnologies et santé, internet des objets, villes intelligentes, deep tech,.. «Des secteurs sur lesquels justement les Français sont particulièrement bien placés » concluent les auteurs.