À l’heure où le moratoire sur les nouvelles zones commerciales se confirme, Boutaïna Araki, nouvelle Présidente de Clear Channel France et Maël Aoustin, Directeur général de Galimmo ont accepté de répondre à nos questions, quelle est leur vision de l’avenir du retail ? Comment envisagent-ils les flux urbains ? Avant de parler du monde d’après, je suis très heureux de leur donner la parole maintenant !
Le confinement derrière nous : quels enseignements tirez-vous de cette période pour votre activité ?
Boutaïna Araki : Le confinement a fait prendre conscience au Grand public de l’importance de la rue et de ses interactions sociales. Dès la fin juin, nous avons retrouvé quasiment le taux de mobilité ‘pré-covid’. Paris, déconfinée plus tardivement, avait par exemple retrouvé fin juin près de 90% de son niveau du début d’année. On voit bien que des changements assez fondamentaux sont en train de s’inscrire. Nous étions déjà avant le Covid-19 dans une tendance de prise de conscience environnementale générale, mais la crise a provoqué une accélération de ce mouvement, comme si elle nous avait permis de mieux mesurer l’impact d’une crise environnementale majeure. Désormais, les décideurs et les citoyens allons réfléchir à l’avenir différemment. Nous pressentons un retour à des flux normaux assez rapidement, mais qui ne seront pas forcément situés aux mêmes endroits. Ce retour est souhaitable, la société n’a pas vocation à rester enfermée chez elle. Se retrouver, c’est ce qui fait le sel de la vie !
Maël Aoustin : La crise n’est pas encore complètement derrière nous. Pour autant, nous avons déjà noté trois enseignements principaux. Le premier d’entre eux est le rôle essentiel de certains commerces, comme l’alimentaire, les pharmacies et autres services d’aide et de soins à la personne. L’expérientiel et les loisirs avaient peut-être fait oublier à quel point l’alimentation et les besoins du quotidien sont la priorité de tous. À ce titre, les supermarchés et hypermarchés ont fait preuve d’une grande résilience et ce grâce à leurs équipes qui leur ont permis de maintenir leur activité dans des conditions difficiles. Ensuite, comme l’a dit M. Boutaïna, nous avons assisté à l’accélération de certaines tendances déjà à l’œuvre – et non véritablement à l’apparition de nouvelles. Il s’agit notamment de l’attachement accru au commerce de proximité, du plébiscite des circuits courts ou encore d’une demande de plus en plus forte pour le local. C’est pour nous fondamental. Dans le même temps, la digitalisation, bien sûr, a pris une place très importante notamment avec le drive. Il est véritablement entré dans les mœurs aujourd’hui, plus en France que partout ailleurs … Enfin, la crise a démontré le rôle des commerces comme lieux de socialisation : pendant le confinement, aller au supermarché ou à l’hypermarché était également un moyen pour les gens de momentanément rompre l’isolement. Et effectivement, c’est essentiel à nos vies.
« La bonne santé des zones commerciales va de pair avec celle des centres-villes » Maël Aoustin
On assiste à une atomisation des flux, à la perte de vitesse de grands hubs de rassemblements, les désertifications de certains centres-villes : quel rôle pouvez-vous jouer ?
Maël Aoustin : C’est un sujet qui n’est pas nouveau, en témoigne la mise en place du plan cœur de ville qui était une bonne initiative. En revanche, il ne faut pas faire d’amalgame et tenir pour responsable, en bloc, l’ensemble des zones commerciales. Deux tiers des Français vivent en dehors des plus grandes métropoles du pays. Nous sommes convaincus que ce sujet doit se traiter au cas par cas et qu’il n’y a pas de solution unique adaptée à tous les territoires. Chez Galimmo, nous avons fait le constat que sur les 52 zones où nous sommes présents, il y a une grande complémentarité entre les centres-villes et les zones commerciales. Il est très rare d’avoir un centre-ville vidé de ses commerces et des zones commerciales périphériques dynamiques. À l’inverse, la bonne santé des zones commerciales va de pair avec celle des centres-villes. Le sujet n’est donc pas de les opposer. Il faut réfléchir globalement à l’attractivité commerciale des territoires éloignés des grandes métropoles, pour que les gens restent vivre et consomment dans ces villes de plus petite taille qui ne peuvent pas fonctionner sans leurs commerces de proximité, quelle que soit leur localisation. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un enjeu autour de la modernisation de certaines zones d’entrée de ville peu attractives, sorties de terre dans les années ‘80.
Boutaïna Araki : S’agissant de Paris, j’ai du mal à imaginer qu’elle ne reste pas une grande destination touristique mondiale. L’industrie du tourisme est fortement impactée, mais je pense que les grands spots seront à nouveau très visités. Pour les salariés, on voit bien que l’on va durablement travailler différemment : il y a un impératif pour nous tous de nous déplacer moins, de moins polluer, qui aujourd’hui est rendu possible par le télétravail. Mais on aura malgré tout toujours besoin de se rencontrer sur des lieux de travail, dans une temporalité différente : les flux seront plus échelonnés, il y aura moins d’heures de pointe. Pour nous, c’est une occasion d’avoir une communication plus enrichie, avec une valeur d’attention plus forte, avec du story-telling, des messages requérant plus d’attention. Pendant cette période, nous avons vu à quel point porter des messages d’urgence dans la rue était important. Les écrans digitaux, qui peuvent diffuser des messages en temps réel, apportent un service en plus pour accompagner les citoyens.
« Les gens ne peuvent pas tous venir en trottinette électrique dans nos centres commerciaux ! » Maël Aoustin
La crise sanitaire met le sujet des flux au cœur des réflexion : comment pouvez-vous favoriser les alternatives moins polluantes ?
Maël Aoustin : Il faut distinguer les grandes métropoles et les autres villes, où le besoin de voiture reste important. De notre côté, nous n’avons pas de position dogmatique. Bien sûr, il est souhaitable d’améliorer les liaisons douces, pour aller d’un bout à l’autre d’une zone commerciale à pied par exemple, pour que l’on ne se gare qu’une seule fois. Nous faisons également des partenariats avec les collectivités locales pour que les habitants qui n’ont pas de voiture puissent venir en transports publics. Là où l’on opère, il n’y a pas nécessairement de métro, et les gens ne peuvent pas tous venir en trottinette électrique !
Boutaïna Araki : Clear Channel a inventé le vélo en free floatting, avant que cela se généralise depuis quelques années. Et nous conservons encore des réseaux dans des grandes villes d’Europe. Mais notre cœur de métier, c’est d’accompagner l’ensemble des mobilités. Ce que l’on essaye de faire, c’est d’accompagner le parcours dans la rue par des pratiques en adéquation avec les lieux. On ne communique pas pareil dans un centre commercial, dans une rue piétonne et sur un grand axe routier. Nous mettons par exemple en place avec ArtExplora des contenus artistiques sur nos écrans digitaux. Ils sont particulièrement adaptés en cœur de ville, dans les endroits où les gens ont le temps, sont à vélo, à pied…
« Les citoyens sont de plus en plus en demande de pratiques responsables » Boutaïna Araki
Comment les nouvelles tendances de consommation, plus responsables, modifient vos pratiques ?
Boutaïna Araki : Je suis persuadée que la publicité a un pouvoir d’influence très fort. C’est d’ailleurs pour cela qu’on est parfois décrié. Mais ce pouvoir peut être tout à fait vertueux. Oui, la publicité encourage la consommation, mais sans la publicité le produit ne rencontrerait pas sa cible. Nous avons une vraie responsabilité dans la façon dont on porte le message des entreprises. La puissance de la publicité c’est quelque chose que l’on doit mettre au service de messages positifs. Nous avons par exemple un partenariat avec Brut, dont nous diffusons les contenus « Brut Nature » sur nos espaces digitaux. Quoi de mieux que la publicité pour faire accéder le grand public à ce type de message ? On voit par ailleurs, concernant les marques, que les citoyens sont de plus en plus en demande de pratiques responsables. Elles remettent en question leurs procédés de production pour avoir un produit respectueux de l’environnement, et respectueux de la société. Nous les accompagnons dans cette mutation.
Maël Aoustin : Nos sites commerciaux sont de taille humaine, avec une offre répondant aux besoins essentiels notamment au travers de services à la personne (les opticiens, les pharmacies…). Au-delà, pour répondre aux nouvelles attentes, nous développons de plus en plus de nouveaux usages. Il s’agit par exemple de pôles de santé avec des médecins ou des kinésithérapeutes, d’espaces de coworking, de l’implantation de boutiques spécialisées dans la vente de seconde main, de la mise à disposition de locaux pour les associations… Nous pouvons nous appuyer sur les atouts de nos sites, des espaces de commerce et de vie, conviviaux, très bien localisés et facilement accessibles.
La convention pour le climat met sur les bancs des accusés les centres commerciaux et la publicité : Que vous inspirent ces préoccupations ?
Maël Aoustin : Parmi les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, il y a effectivement le sujet de la construction de nouvelles zones commerciales. Cette préoccupation est tout à fait légitime. Il y a par exemple un certain nombre de territoires qui disposent d’une offre commerciale suffisamment large. Dans ce cas, créer de grands nouveaux pôles viendrait menacer l’équilibre économique de l’activité commerciale du territoire.
Mais, ce qui est important pour notre industrie, c’est de pouvoir continuer à investir pour soutenir l’activité des sites déjà implantés, pour les moderniser et conforter ainsi leur rôle d’acteur économique local. Cela est vital pour le commerce physique, quelle que soit sa localisation, dans le contexte de fort développement du e-commerce. Bien souvent, les sites commerciaux de Galimmo sont les premiers employeurs privés de leur zone de rayonnement et nos programmes de développement concernent exclusivement nos sites existants.
Boutaïna Araki : Comme le dit Maël, la démarche de la convention citoyenne a énormément de sens. Les enjeux sont tout à fait valables, et sont à prendre avec beaucoup de sérieux. Nous devons nous inscrire dans la transformation dessinée par ces citoyens, avec pragmatisme et intelligence. La publicité extérieure est pointée du doigt parce qu’elle est très visible : nous avons en quelque sorte, la faiblesse de notre puissance. Je pose la question : est-ce que la publicité extérieure est plus polluante que la publicité sur le web, sur les mobiles ? Deux points sont primordiaux : tout d’abord, l’obligation faite à tout acteur économique de réduire son impact carbone. Nous sommes une goutte d’eau dans le monde des écrans, mais cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas travailler à réduire notre impact. Ensuite, notre rôle dans l’accompagnement d’une consommation plus responsable. La publicité a un rôle à jouer dans la façon dont on normalise la diversité, dont on représente de manière plus fidèle la société : les minorités, les femmes, etc.
« Les enseignes qui ne recommuniqueront pas auront plus de mal à repartir » Boutaïna Araki
On parle de plus en plus de l’urgence de la revitalisation des centres-villes, en particulier dans les villes moyennes : Comment vous positionnez-vous vis à vis de cette aspiration ?
Boutaïna Araki : C’est fondamental pour nous. Clear Channel réalise 55% de son chiffre d’affaires avec les acteurs locaux. Beaucoup de petites structures, artisans, commerçants, ont du mal à redémarrer leur activité. Nous nous inscrivons dans une démarche d’accompagnement. Les enseignes qui ne recommuniqueront pas auront plus de mal à repartir. Il est crucial de redémarrer l’activité, au risque de rentrer dans une spirale infernale : des enseignes qui ferment, des cœurs de ville qui déclinent. Nous pouvons apporter une dynamique dans l’habillage du cœur de ville, des lieux où les gens ne se rendent pas seulement pour consommer mais aussi pour se divertir. Nous avons un rôle à jouer pour la vitalité de ces espaces.
Maël Aoustin : La vitalité des zones commerciales et celle des centres-villes sont deux sujets très liés. Leurs activités sont complémentaires et leurs intérêts convergent ainsi qu’avec ceux des autres pôles économiques. Notre vision est qu’il est nécessaire d’avoir une approche concertée pour créer avec l’ensemble des acteurs une dynamique favorable à la vitalité économique du territoire. L’un des enjeux est de continuer d’attirer les investisseurs publics et privés pour créer de l’emploi et contribuer à ce que les villes deviennent attractives à tous les niveaux : activité économique, commerces, services, logements, culture et éducation. Il en va de l’intérêt de tous.
Enfin, auriez-vous un mot pour définir la ville de demain ?
Boutaïna Araki : Au cours du XXe siècle, la ville a été essentiellement pensée pour la voiture. Celle du XXIe siècle sera j’espère plus pensée pour le citoyen, avec des centres-villes piétons, des mobilités douces et multimodales. La ville de demain restera pour moi par essence le lieu de l’échange, un lieu ouvert à tous. J’espère la ville de demain inclusive et écologique, économe en énergie et pensée pour les citoyens.
Maël Aoustin : La ville de demain sera multipolaire. Avec l’étalement urbain, les villes ont besoin de plusieurs pôles d’activité, de culture, de services, de loisirs pour que les déplacements ne soient plus une contrainte et que les habitants puissent, où qu’ils soient, trouver les équipements dont ils ont besoin à proximité de leur domicile ou de leur lieu de travail.