Sans libre arbitre, pas de souveraineté

Publié le 28 août 2025

Entre fascination et malaise, l’association entre intelligence artificielle et souveraineté révèle un paradoxe européen.Derrière le discours sur la « vassalisation » face aux géants américains, se dessine moins une domination qu’une dépendance de clients captifs. Mais la véritable souveraineté menacée n’est peut-être pas celle des États : c’est la nôtre, individuelle, que l’économie de l’addiction et des algorithmes érode insensiblement.

Mentionner « intelligence artificielle » et « souveraineté » à un dîner parisien dans une même phrase déclenche ces derniers temps un réflexe pavlovien assez fascinant : un assentiment général puissant suivi d’une gêne évidente. Signe que l’influence gouvernementale a marqué les esprits mais que les éditeurs américains ont déjà fait leur nid.

Le dilemme du prisonnier sur l’IA que vivent à la fois les États et les entreprises reflète le conflit entre la poursuite d’avantages nationaux, la nécessité de coopérer sur la recherche et le désir de profiter d’un avantage technologique immédiat. « Trahir » semble pour l’instant une stratégie inévitable hors contraintes régulatoires.

L’Europe en question

Surgit alors inévitablement, pavlov toujours, dans la conversation un sujet connexe, : la vassalisation de l’Europe. Derrière ce terme marketing habile forgé par la revue Le Grand Continent se cache l’idée d’une France, voire d’une Europe, inféodée à la puissance américaine et incapable de se penser en puissance souveraine. La manière dont cette idée vient piquer notre fierté la rend paradoxalement très séduisante, nos cerveaux sont conçus pour réagir à cette forme de colère.

Et pourtant quand on l’étudie de plus près, elle résiste assez mal aux faits : nous ne sommes pas tant vassalisés et dominés que renvoyés à notre rôle de client. Clients à la fois des grands éditeurs de logiciels, mais aussi des fabricants de puces, des vendeurs de clouds et autres réseaux sociaux. Que l’Europe soit le premier espace numérique mondial ne nous a semble-t-il pas permis d’y exercer une très grande souveraineté.

Quelle souveraineté nous reste-t-il alors à perdre ?

La plus fondamentale de toutes, le socle : notre souveraineté individuelle, être « propriétaire de soi » comme le disait Locke. Ce que nous font ces nouvelles technologies et ces grandes entreprises, c’est moissonner nos données contre un service, les agréger puis nous traiter à la fois comme une foule et comme une variable aléatoire à optimiser et à rendre captive.

Ce faisant, ils construisent des algorithmes pour nous aider mais qui nous dépossèdent insidieusement de nos capacités. Conduire avec un GPS ou savoir s’orienter ? Utiliser son téléphone ou connaître des numéros ? Penser ou demander à un LLM ?

Nous basculons de l’économie de l’attention à l’économie de l’addiction. Le grand asservissement, le voilà : la technologie érode notre libre arbitre, et donc notre souveraineté. Comment nous éduquer face à cette menace ? Voilà un bon sujet de dîner.