Sami Biasoni, essayiste et docteur en philosophie : « Certains euphémismes, au lieu d’apaiser, peuvent hystériser »

Publié le 01 octobre 2025

Docteur en philosophie et essayiste, Sami Biasoni publie un ouvrage dans lequel il s’attarde sur les « euphémismes contemporains », de nouvelles façons de s’exprimer qu’il tente de défaire.

Que sont les « euphémismes contemporains » que vous analysez dans l’ouvrage ?

Nous nommons « euphémismes contemporains » ces mots ou locutions qui, sous couvert de précaution ou de progrès, masquent en réalité une recomposition idéologique du réel. L’Encyclopédie en dresse un inventaire de 45 entrées : de « justice sociale » à « safe space », de « bienveillance » à « écriture inclusive ». Tous ces termes ont en commun de dissimuler le réel en le qualifiant de manière inadéquate. C’est ce phénomène subtil que nous avons voulu mettre au jour, en examinant à la fois leur généalogie, leurs usages militants et leurs conséquences démocratiques.

Comment distinguer un euphémisme protecteur (lié à la civilité) d’un euphémisme manipulateur (lié à l’idéologie) ?

Il faut en effet distinguer l’euphémisme « classique » – celui de la civilité, qui permet de ménager les sensibilités dans la vie sociale – de l’euphémisme « militant ». Le premier appartient au registre de la politesse nécessaire. Le second est d’une tout autre nature : il sert à rendre acceptables des pratiques contestables ou à imposer un récit alternatif au réel. Quand on parle de « diversité » pour justifier un communautarisme institutionnalisé, ou de « discrimination positive » pour légitimer une inégalité organisée, on ne protège pas autrui : on manipule le langage afin de le conformer à une idéologie.

L’euphémisme, en prétendant éviter le conflit, ne fabrique-t-il pas au contraire une frustration silencieuse, donc un potentiel de violence accrue ?

Camus affirmait que « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Le mécanisme psychologique que vous décrivez est attesté. Certains euphémismes, au lieu d’apaiser, peuvent hystériser, en amplifiant des antagonismes autrement gérables en démocratie. Les âpres débats autour de la GPA illustrent cela : les deux positions exacerbent leur opposition idéologique en évoquant, pour les uns, l’euphémisme « GPA éthique » et pour les autres la périphrase hyperbolique « marchandisation du corps ».

Enfin, faut-il réapprendre à « bien nommer » pour retrouver la force du réel, ou au contraire sauver quelque chose de l’art délicat de l’euphémisation ?

Je serai toujours du côté de la nuance. Je plaide donc en faveur de la conjonction des deux efforts. D’un côté, bien nommer reste une exigence cardinale de la démocratie : sans mots justes, il n’y a pas de débat possible. Revenir à la précision lexicale, c’est se réapproprier la faculté de juger. De l’autre, nous ne devons pas condamner toute euphémisation : elle a sa place dans l’art littéraire, dans les relations humaines, dans l’expression de la délicatesse. Il s’agit donc de préserver l’art rhétorique de l’atténuation, tout en refusant son instrumentalisation idéologique : telle est la voie pour restituer à la langue sa double vertu, celle de la pratique de la civilité et celle de l’expression de la vérité.