Troisième armateur mondial, le groupe français CMA CGM a le vent en poupe malgré le ralentissement du commerce international fin 2023. Le groupe français poursuit sa politique d’investissements et de diversification, en Europe comme ailleurs dans le monde. Une stratégie payante.
Les trimestres se suivent et ne se ressemblent pas. Et la géopolitique n’y est pas étrangère. Dans le secteur du commerce maritime mondial – le cœur de métier de l’armateur CMA CGM –, l’exercice 2021-2022 avait été faste avec la réorganisation post-COVID du transport international, et ses profits records. L’année 2023 a quant à elle été synonyme de trou d’air[1], l’armateur tricolore ayant vu son chiffre d’affaires fondre de près de 37% et ses bénéfices annuels passer de 24,9 milliards de dollars à 3,6 milliards. Avec même une perte sèche de 90 millions d’euros au quatrième trimestre, montrant le caractère extrêmement cyclique du secteur qui nécessite la diversification des entreprises y œuvrant.
En 2023, toutes les grandes entreprises du transport maritime ont subi de plein fouet les mêmes éléments, et en particulier la baisse record des tarifs du fret. Mais alors que les oracles prédisaient une année 2024 « incertaine », CMA CGM a signé un très bon premier trimestre[2], talonnant par la même occasion le nº1 mondial, le danois Maersk, avec 11,83 milliards de dollars de chiffre d’affaires, contre 12,35 milliards. Mais les résultats changeants de ces trois dernières années n’ont pas réussi à dévier le groupe de sa trajectoire : investir, se diversifier, et investir encore.
Logistique, États-Unis, décarbonation… Investir avant tout
Car le groupe français a préféré faire le pari de l’avenir plutôt que de distribuer des dividendes à ses actionnaires. D’abord en investissant dans l’un de ses trois piliers : la logistique, en parallèle à ses deux offres principales, le transport maritime et les opérations portuaires. Depuis la mise sur pause de l’économie mondiale avec la crise sanitaire du COVID-19, le groupe français a réorienté sa politique d’investissements, en rachetant des acteurs moyens du marché de la logistique, tels que Ingram Micro CLS en 2021, puis Gefco et Colis Privés en 2022. Ces acquisitions ont permis à la branche logistique de représenter désormais un tiers du chiffre d’affaires de l’entreprise française, pesant même 15% de l’excédent brut d’exploitation du groupe (contre seulement 3,7% en 2022).
La logistique « est vraiment devenue un pilier extrêmement important (de CMA CGM), c’est moins volatil, moins cyclique, avance Ramon Fernandez, le directeur financier de CMA CGM. Ça vous apporte un flux de résultats récurrents qui viennent équilibrer d’une certaine manière la volatilité du shipping ». Puis, dernier épisode en date : l’acquisition pour 5 milliards d’euros de Bolloré Logistics, qui a permis au groupe français de devenir le 5e acteur mondial en termes de capacités. Une vraie réussite stratégique.
Parallèlement à ses investissements en Europe, le groupe français garde un œil sur les opportunités qui se présentent ailleurs. En août 2023, CMA CGM a finalisé l’acquisition de deux terminaux aux États-Unis, aussitôt rebaptisés Port Liberty Bayonne et Port Liberty New York, afin de moderniser les infrastructures de ces deux ports. Et a sorti le carnet de chèques. L’entreprise française a annoncé 600 millions de dollars sur 8 à 10 ans pour permettre « l’automatisation des deux sites, l’augmentation de leurs capacités de stockage de conteneurs ou encore la prolongation de leurs quais pour pouvoir accueillir des navires plus grands ». Selon le PDG du groupe, le Franco-libanais Rodolphe Saadé[3], les installations nord-américaines en ont largement besoin : « En tant que première économie mondiale, les États-Unis doivent s’assurer que leurs infrastructures portuaires sont au niveau, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. » Objectif final : booster les capacités de ces deux ports dont l’activité augmentera à terme de 80%.
Le transport maritime version XXIe siècle
Mais le transport maritime a aussi sa part d’ombre avec la menace qu’il fait planer sur le climat. Un gros dossier s’est imposé à l’agenda de tous les armateurs : celui de la décarbonation du transport maritime[4], secteur qui représente, selon le rapport 2022 du GIEC, environ 16% des émissions du fret international, et 3% des émissions totales de gaz à effet de serre dans le monde.
Chez CMA CGM, le problème est pris au sérieux, avec déjà plus de 17 milliards de dollars investis pour la diversification du mix énergétique de sa flotte de 120 navires qui devront être propulsés, d’ici 2027, au GNL ou au méthanol. En 2022, Rodolphe Saadé a également annoncé la création d’un fonds spécifique, baptisé Pulse[5], doté de 1,5 milliard de dollars sur cinq ans : « Depuis de nombreuses années, le groupe CMA CGM s’est engagé en faveur de la protection de l’environnement. C’est au cœur de mes convictions et de notre stratégie. Face à l’urgence climatique, il est de notre devoir de redoubler d’efforts. Avec le fonds Pulse, nous allons pouvoir investir de façon significative dans des projets innovants de décarbonation de nos activités. »
Des activités qui vont peut-être changer de dimension, puisque l’armateur français investit également dans le secteur qui préfigure une révolution en profondeur de nos sociétés : l’avènement de l’intelligence artificielle[6]. Ces derniers mois, CMA CGM avait déjà acquis plusieurs startups. Mais mi-juillet, le groupe français a passé la vitesse supérieure en annonçant la signature d’un partenariat avec le géant américain Google. Avec un premier objectif : intégrer l’IA dans l’ensemble de ses opérations. « Cette collaboration s’inscrit dans le cadre de notre feuille de route digitale et de nos investissements, marquant une étape cruciale dans notre stratégie de transformation », avance Rodolphe Saadé et doit permettre « d’accélérer l’intégration de l’intelligence artificielle dans les opérations de CMA CGM à travers le monde ».
En mai dernier, aux côtés du président français Emmanuel Macron, Rodolphe Saadé a d’ailleurs inauguré à Marseille un centre de formation et d’innovation articulé autour de l’intelligence artificielle, baptisé Tangram[7], deux ans seulement après la pose de la première pierre. « Un groupe de notre taille et dans notre secteur doit avoir son propre centre de formation et d’innovation », avait alors prévenu le PDG.
Une diversification médiatique
Toujours dans son domaine de prédilection – le transport –, le groupe CMA CGM a mis un pied dans le transport aérien cette fois, avec son entrée au capital d’Air France[8] en 2022 afin de développer au plus vite sa division aérienne, CMA CGM Air Cargo, créée l’année précédente. Mais comme tous les grands groupes industriels – on pense par exemple à la prise de contrôle de TF1 par Bouygues en 1987 –, CMA CGM semble se sentir à l’étroit dans son domaine, et est donc entré dans une nouvelle phase de son histoire : celle de la diversification.
En 2022, l’entreprise basée dans la cité phocéenne s’est portée acquéreuse du groupe de presse La Provence. En 2023, elle a pris 10% de parts dans le groupe M6, puis a acheté le journal économique La Tribune. Puis le 2 juillet dernier, l’armateur français a officiellement pris les clés de plusieurs supports médiatiques, comme BFM TV et RMC, en rachetant Altice Media[9] à l’homme d’affaires Patrick Drahi, très endetté. Tous ces journaux et chaînes télé récemment acquises font désormais partie du groupe Whynot Media, la filiale média de l’armateur français créée en 2022.
Que réserve l’avenir maintenant ? PDG du groupe depuis 2017, Rodolphe Saadé a de qui tenir. Son père Jacques a fondé l’empire CMA en 1978, en commençant par exploiter une seule ligne de transport entre Marseille et Beyrouth, alors déchirée par la guerre. Trente ans plus tard à la mort du fondateur en 2018, le Premier ministre de l’époque – Édouard Philippe – avait salué la mémoire d’un « entrepreneur visionnaire ». Une qualité qu’il ne faudra surtout pas perdre.
Notes
[1] https://www.zonebourse.com/actualite-bourse/CMA-CGM-benefice-net-divise-par-sept-en-2023-a-3-6-milliards-de-dollars-46020251/
[2] https://www.actu-transport-logistique.fr/journal-de-la-marine-marchande/conjoncture/cma-cgm-un-resultat-net-trois-fois-superieur-a-celui-de-maersk-au-premier-trimestre-2024-905317.php
[3] https://mesinfos.fr/13000-marseille/cma-cgm-la-fin-des-superprofits-mais-pas-des-investissements-187355.html
[4] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/11/11/cop27-le-transport-maritime-un-secteur-polluant-qui-tarde-a-changer-de-cap_6149485_4355770.html
[5] https://www.cmacgm-group.com/fr/fonds-energies
[6] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/services/transport-logistique/cma-cgm-s-allie-avec-google-pour-poursuivre-sa-strategie-sur-l-ia-1002554.html
[7] https://madeinmarseille.net/160554-tangram-le-nouveau-centre-dinnovation-et-de-formation-de-cma-cgm-ouvre-a-la-pointe-rouge/
[8] https://www.usinenouvelle.com/article/la-metamorphose-de-cma-cgm-de-la-mer-a-la-terre-jusqu-au-ciel.N2016417
[9] https://www.la-croix.com/cma-cgm-annonce-un-accord-pour-racheter-altice-media-maison-mere-de-bfmtv-20240315