Elargissement, approfondissement : où va l’Europe ?

Publié le 07 juin 2024

L’Union européenne (UE) est une organisation unique dans le monde et sans aucun précédent historique. Dans sa forme actuelle elle n’est à proprement parlé ni un Etat,  ni une fédération, ni une organisation internationale, ni même une confédération d’États. Il s’agit d’un exemple unique de coopération internationale et supranationale qui ne constitue pas, par sa nature même, un système politique cohérent d’où la difficulté de le définir en droit public ou  en science politique.

Les interactions entre les processus politiques nationaux et européens et leurs acteurs procèdent  d’un système à plusieurs niveaux. Une telle diversité d’acteurs et la complexité des procédures sont à l’origine d’un manque de cohérence et d’efficacité souvent observées au sein de l’UE. Une autre caractéristique de l’UE est qu’elle n’a pas été une « création statique », sa création a été et continue d’être par nature évolutive et s’inscrit dans une perspective dynamique.

Sept élargissements et un retrait entre 1973 et 2020

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a remis à l’ordre du jour  la question de l’élargissement de l’Union européenne. L’Ukraine a déposé officiellement sa candidature à l’Union,  suivie par la Moldavie et la Géorgie. Le Conseil Européen du 14 Décembre 2023 a acté le futur élargissement de l’UE en prenant en considération  la candidature de 9 nouveaux  Etats (Albanie, Serbie, Bosnie, Monténégro, Macédoine du Nord, Kosovo, Ukraine, Géorgie, Moldavie).

Cet élargissement de l’UE se joue dans un contexte géopolitique spécifique dû à la guerre en Ukraine, mais aussi sur fond de divergences stratégiques entre l’Allemagne et la France, et un moment où l’on assiste à la montée du populisme en Europe. Si l’on se réfère aux précédents élargissements, il y a lieu de noter que 6 de ces derniers sur 7 entre 1973 et 2013 ont été engendrés par des faits géopolitiques, la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique ou par l’émergence de régimes démocratiques mettant fin à des régimes autoritaires ou à des dictatures.

Seul le 1er élargissement en 1973 avec l’adhésion du Royaume Uni, de l’Irlande et du Danemark = avait uniquement une orientation commerciale. Le second élargissement en 1981 avec l’adhésion de la Grèce et le 3ème en 1986 avec l’arrivée de l’Espagne et du Portugal consacraient l’avènement de régimes démocratiques dans ces pays. Le quatrième élargissement en 1995 avec l’adhésion de 3 pays encore neutres  à cette époque (Autriche, Suède, Finlande), ainsi que les trois suivants (2004,2007 et 2013) consacraient principalement (à l’exception de Chypre et de Malte) l’arrivée des pays de l’Est permettant à l’Europe de se réunifier après le repositionnement géopolitique résultant de la disparition de l’U.R.S.S et du bloc de l’Est.

Sur la période 1973- 2020, il n’y a eu qu’un seul retrait, mais pas des moindres, celui du Royaume Uni suite au référendum du 23 Juin 2016 ayant conduit au Brexit et donc au départ de l’UE des Britanniques le 31 janvier 2020.

Faut-il une Europe à 36 ?

Si l’on en croit le Conseil européen, cet élargissement est une chance historique pour les Européens. Lorsque l’on se réfère à la période qui a acté l’accueil de 10 nouveaux membres entre 2004 et 2007, l’élargissement était présenté comme : « un engagement pour la paix, la stabilité et la démocratie » ; « l’assurance d’une prospérité économique partagée » ; « le renforcement du poids et de l’influence de l’Europe sur la scène internationale ». Force est de constater que cet élargissement a été loin d’atteindre ses objectifs si l’on se réfère à  la situation actuelle de l’Union européenne. Notons également que contrairement à ce précédent élargissement, les 9 nouveaux candidats, en dehors de l’Ukraine, ne paraissent pas occuper une place essentielle sur le plan économique ou démographique.

La finalité de cet élargissement semble davantage résulter du constat, quasi consensuel au sein de l’UE, que l’Europe se trouve désormais face aux Etats autoritaires, aux hyperpuissances (Russie, Chine, Turquie en particulier) qui constituent une menace existentielle.

Prendre cette décision d’élargissement dans un contexte difficile où l’UE est confrontée au protectionnisme américain via l’Inflation Reduction Act, au dumping de la Chine pour s’assurer des débouchés à l’exportation, à la montée des populismes et à la mise en place de la transition énergétique, cela n’est pas chose facile.

L’élargissement requiert une nouvelle vision de l’UE et de nouvelles méthodes d’adhésion

Vers quelle Union européenne aller ? Une Europe des marchés, une Europe « puissance » teintée de fédéralisme, ou une Europe du statu quo ?

Une Europe des marchés, nul doute qu’elle le demeurera probablement en veillant à mieux se protéger du dumping et des accords internationaux par trop problématiques sur le plan du respect des normes européennes et des bénéfices partagés. Mais en rester là paraît trop limité par rapport aux autres enjeux géopolitiques.

Une Europe « puissance » pour faire face aux menaces des prédateurs et autres régimes autoritaires qui se développent à travers le monde semble une réponse pertinente. A cet égard, une  Europe de la défense apparaît de plus en plus nécessaire. De même, il y a lieu de répondre, face aux risques climatiques, financiers, ou sanitaires par une approche globale, et de bâtir une véritable souveraineté européenne.

Cette vision géopolitique, pour partie portée par la France, s’ajoute aux propositions faites par le président de la République pour garantir la sécurité économique de l’Europe au regard de cinq composantes, marché unique, politique industrielle, protection, coopération et réciprocité.

La vision française s’oppose pratiquement en tous points  à celle de l’Allemagne, plus préoccupée de rétablir le modèle mercantiliste qui a été mis en œuvre il y a une trentaine d’années et qui a fait le succès de l’économie allemande et de son industrie au lendemain de la réunification. Le modèle allemand vise à renforcer le marché unique et l’euro, à intensifier l’ouverture à l’international via de nouveaux accord de libre-échange, à bâtir une politique migratoire au service d’une économie allemande souffrant d’un déficit démographique structurel.

Le modèle d’Olaf Scholz s’inspire également du parlementarisme allemand et de l’organisation fédérale. Il exclut toute forme d’Europe à plusieurs vitesses fondées sur des cercles concentriques ou de noyau dur (souhaitée par la France) et repose sur un système politique qui ferait de l’Allemagne quasiment  le seul Etat membre en mesure de constituer une majorité dans une Union européenne à 36. Ce modèle correspond aux attentes des pays membres d’Europe orientale (notamment au regard de la garantie de sécurité des Etats Unis vis-à-vis de la menace extérieure, qui a pour corollaire, l’achat d’armes et d’équipements aux Américains), tout en satisfaisant les pays du Nord de l’Europe et les futurs entrants désireux de faire partie le plus rapidement possible de l’UE.

Cette position de l’Allemagne affaiblit considérablement celle de la France, d’autant qu’O.Scholz entend remettre en cause la règle de l’unanimité en matière fiscale et surtout de politique étrangère. La forme d’européanisation  de la politique étrangère appelé de ses vœux par O. Scholz sous-entend également que l’Europe prendrait la place de la France es qualité de membre permanent du Conseil de sécurité à  l’ONU (et disposerait donc du droit de veto dont dispose actuellement la France). De même la « guerre ouverte » contre le nucléaire français laisse poindre la volonté de l’Allemagne de porter un coup à la stratégie énergétique de la France pour affaiblir la compétitivité de son industrie mais aussi, à certains égards, à celle de la dissuasion nucléaire française.

La position de la France qui porte le projet d’une Europe souveraine à vocation fédérale a peu de chance de trouver preneurs pour trois raisons principales. La première c’est qu’elle requiert la constitution d’une Europe politique reposant sur un exécutif  assuré par les Etats membres les plus puissants et une Europe « à plusieurs vitesses », ce qui est évidemment refusé par la majorité des autres Etats membres. La seconde, c’est qu’une défense européenne reposant uniquement sur la force de frappe nucléaire française n’est pas une alternative convaincante à la garantie de sécurité des Etats Unis déployée avec ou sans le soutien de l’OTAN. Enfin la troisième tient au fait que la France paraît de plus en plus isolée et insuffisamment crédible vis-à-vis des Etats membres de l’Europe du Nord et de l’Est.

Comment faire l’Europe  à 36 sans défaire la France

S’il est vrai qu’une Europe à 36, avec les 9 entrants potentiels, peut conceptuellement se concevoir, elle ne peut se faire cependant qu’en revoyant le processus d’adhésion. Revenons aux 3 critères d’adhésion, politique économique et institutionnel, définis en 1993 en prévision de l’arrivée des pays d’Europe centrale.

Le critère politique repose sur l’obligation de se doter d’institutions politiques stables garantissant  la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme ainsi que le respect et de la protection des minorités. Sur le plan économique, il y a lieu d’instaurer pour le pays candidat une économie de marché viable, et concurrentielle au sein du marché de l’UE. Enfin s’agissant du critère institutionnel, il faut être en mesure de mettre en œuvre « l’acquis communautaire », à savoir  transposer l’intégralité  de la législation européenne dans son droit national.

En 2006 un  quatrième critère, dépendant cette fois ci de l’UE, a été adjoint, à savoir sa capacité à intégrer de nouveaux membres dans des conditions satisfaisantes. En 2020, la Commission européenne a décidé d’appliquer une nouvelle méthodologie qui repose sur  les réformes fondamentales à mettre en œuvre (État de droit, développement économique, renforcement des institutions démocratiques, etc.). Un ajustement du processus d’adhésion grâce au « principe de réversibilité » autorise le ralentissement ou l’accélération de l’’adhésion en fonction de l’état d’avancement du pays. En cas de retard voire de régression, le Conseil a, entre autres, la faculté de voter à la majorité qualifiée, la suspension des négociations

L’élargissement de l’Europe, ou comme certains préfèrent l’appeler « la réunification européenne »  (notamment Raphaël Glucksmann, voir Choiseul magazine N°2, 2024, et Michel Barnier), appelle-t-il l’approfondissement de l’Union, ce qui signifie la réforme des institutions et des politiques en vigueur au sein de l’UE ?

Intégrer des pays moins développés engendre des disparités et  des inégalités économiques à l’intérieur de  l’UE. Le budget de l’union s’en trouve également affecté. Un tiers du budget de l’UE est dédié à la politique de cohésion européenne en vue de soutenir économiquement les régions les plus pauvres conformément au principe de solidarité. Cela ne sera pas sans conséquences sur l’augmentation de la contribution des Etats membres les plus riches, et sur la baisse des aides accordées aux Etats membres déjà éligibles au Fonds de cohésion.

L’élargissement accroît également la complexité institutionnelle de l’UE, rendant parfois plus difficile la prise de décisions et la mise en œuvre de réformes. De nombreux experts ont réfléchi aux conséquences de l’élargissement et aux réformes qu’il y aurait lieu d’introduire. Les principales ressortissent à :

  • la suppression de la règle de l’unanimité dans les domaines où l’unanimité est encore requise (environ 20 % qui demeurent le noyau dure de la souveraineté des Etats ou du régalien, à savoir la défense, la politique étrangère, la justice, la fiscalité, le budget, la politique sociale) et son remplacement par la majorité qualifiée (55% des Etats représentant 65% de la population par exemple) ;
  • l’augmentation des dotations budgétaires  de l’UE en fonction du produit intérieur brut des pays ;
  • la préséance de l’État de droit et la simplification des procédures pour sanctionner les États qui n’en respectent pas les valeurs cardinales, en vue d’éviter tout non-respect futur desdites valeurs.

D’autres préconisations méritent également d’être mentionnées. Le président de la Commission des affaires étrangères, Jean-Louis Bourlanges, n’a pas manqué de préciser dans son rapport à l’Assemblée nationale d’opter pour « un double principe de gradualisme et de flexibilité ». Il poursuit en insistant sur « l’indispensable fractionnement du cheminement des Etats vers l’adhésion. Il faut étaler la démarche d’intégration en trois processus distincts, l’adhésion politique aux valeurs et principes de l’UE, l’accès aux bénéfices et aux disciplines exigées par les différentes politiques communes selon des modalités à négocier bilatéralement entre les candidats et l’Union, et enfin la participation aux institutions communes  qui doit être différée jusqu’à ce que les Etats candidats aient pleinement satisfait aux exigences d’une authentique vie démocratique. »

L’élargissement est incontestablement un sujet complexe qui, s’il doit être mis en œuvre pour éviter la présence aux portes de l’Europe de prédateurs hostiles aux valeurs de l’Union Européenne, requiert une feuille de route cohérente. Pour éviter les affres de l’Union européenne actuelle, il faut certes envisager des réformes. Mais aller jusqu’où et vers quoi ?

Le saut fédéral est certes séduisant et très certainement mobilisateur pour une jeunesse en quête de projets ambitieux et précisément fédérateurs. Toutefois, le risque d’avoir en Europe une Allemagne encore plus dominatrice au sein de l’UE n’est pas une chimère. Si O. Scholz propose un saut fédéral, c’est aussi une pour mettre en place une nouvelle organisation où la France serait minoritaire, affaiblie, et où l’Allemagne serait indubitablement la figure de proue d’une nouvelle Europe dont le centre de gravité aurait basculé à Berlin : une grande Europe de l’Est et du Nord.

Les difficultés économiques et financières de la France, l’émergence d’une Russie impériale et prédatrice, le départ fantasque des Britanniques de l’UE, et l’échec de la  catastrophique politique énergétique de l’Allemagne ont fini par faire voler en éclats le couple franco –allemand. L’Allemagne est plus que jamais à la recherche d’un projet mercantile de nature à sortir son économie de l’ornière dans laquelle elle se trouve et souhaite bâtir une nouvelle Europe « à sa main ».

La France peut toutefois contrecarrer cette tentative hégémonique de l’Allemagne si elle met en œuvre une nouvelle politique européenne qui prend en considération le nouveau contexte géopolitique. Elle doit massivement investir dans des domaines où nous sommes crédibles et où nous avons des compétences (numérique, énergie, transport, défense). Pour être crédibles et retrouver une position de force la France doit aussi singulièrement améliorer sa situation financière. Elle doit aussi chercher des alliances, entre autres, avec l’Italie et l’Espagne pour constituer « un pôle méditerranéen compensateur ». Enfin il faut qu’elle rétablisse de meilleures relations avec les pays de l’Europe centrale, dont certains comme la Pologne pourraient ne pas se satisfaire de l’omnipotence germanique. Comme René Char le mentionnait dans L’âge cassant : « L’impossible nous ne l’atteignons pas mais il nous sert de lanterne ». Souhaitons que nos dirigeants soient suffisamment éclairés.