Raphaël Glucksmann : « On n’a jamais voulu donner à l’Europe de légitimité politique et démocratique »

Publié le 16 avril 2024
Raphaël Glucksman

Le journaliste « de gauche » qu’il est resté a eu Envie d’Europe (son rassemblement) en 2019, année de son élection à la députation européenne. Vice-président de la commission des droits de l’homme, membre de la commission des Affaires étrangères et de celle du Commerce international, il présidera trois ans la commission spéciale sur les Ingérences étrangères.

L’essayiste est brillant, le politique actif. À l’échelle européenne, il est l’un de ceux et celles qui défendent à tout prix la démocratie, l’écologie et l’humanisme. Or, comme il l’exprime en réponse à nos questions, l’Europe souffre d’un déficit de légitimité politique et démocratique. À cause des États mêmes qui la composent ! Lui aspire à l’instauration d’une puissance écologique européenne capable de répondre à l’urgence environnementale, non pas en normant tout, mais, à l’image des États-Unis, en multipliant les investissements et les facilitations pour les industries de la transition. Rencontre.

Choiseul Magazine : à quelques mois des élections européennes, comment percevez-vous l’état de l’Union européenne face à des enjeux décisifs pour son avenir ?

Raphaël Glucksmann : elle est aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle doit décider d’être ou de ne pas être, comme l’a souligné le président ukrainien Zelenski en citant Hamlet devant les parlementaires britanniques, quelques jours après l’invasion totale du 24 février 2022. L’Union européenne est le premier marché mondial, c’est un ensemble de règles et de normes, un espace formidable de coopération. Mais avons-nous la volonté de devenir une puissance politique ? C’est cette question existentielle qui est au cœur des élections européennes de 2024.

La crise de covid a révélé que nous n’étions plus capables de produire des masques ou encore des médicaments. Ensuite, il y eut le retour de la guerre sur notre continent. La question cruciale est aujourd’hui de savoir si l’Europe a la volonté, le désir, les ressources pour devenir une puissance politique, pour passer à l’âge adulte. Tant que nous n’aurons pas répondu à cette question, nous resterons dans un entre-deux.

Existe-t-il une réelle volonté partagée par tous les pays européens pour répondre à cette question existentielle ?

C’est là tout le propos, en a-t-on envie ensemble ? Mais il faut bien comprendre une chose : si on décide de ne pas être une puissance, alors nous sommes menacés de marginalisation et de disparition. Nous avons face à nous des empires autoritaires en guerre contre les démocraties européennes. Nos nations n’ont pas la taille critique suffisante pour faire face seules. Soit on affirme cette puissance politique européenne qui nous est imposée par les défis qui nous font face aujourd’hui – le dérèglement climatique par exemple –, soit on accepte de sortir de l’histoire. Mais sortir de l’histoire, ce n’est pas couler une retraite paisible. C’est accepter d’être le jouet des forces qui font l’histoire.

L’Europe peut-elle répondre à ces défis tout en considérant un nouvel élargissement ? Ne risque-t-elle pas de se diluer ?

Ce débat historique entre les tenants de l’approfondissement et de l’élargissement doit être dépassé. Ma conviction, c’est qu’il faut aujourd’hui mener les deux de front, l’approfondissement et l’élargissement. Je ne parlerais d’ailleurs pas d’élargissement mais de réunification. L’Europe est incomplète et il s’agit de la réunifier. Bien évidemment, une telle volonté pose des questions sectorielles, en matière d’agriculture notamment. Il faut réformer nos politiques dans la perspective d’un élargissement ce qui suppose, non pas un rétrécissement des politiques européennes, mais au contraire un saut fédéral. Et c’est cela que nos politiques ont du mal à assumer.

Malheureusement, nous avons raté le premier élargissement vers l’Est en ne l’assumant pas, notamment à Paris. Les élites françaises ont en quelque sorte « snobé » les nouveaux arrivants. Le résultat, c’est une incapacité à créer une vision collective du passé, mais aussi l’incapacité à miser sur ces nouveaux entrants pour rééquilibrer notre relation avec l’Allemagne. On a décrété a priori que ces nouveaux États membres étaient un hinterland allemand, alors que l’on parle de nations comme la Pologne ou la République tchèque qui étaient des nations sœurs de la France, inspirées originellement par son histoire et son modèle. À nous désormais de ne pas rater ce nouvel élargissement. Opérer l’approfondissement et l’élargissement dans un même grand traité est la seule manière d’assumer notre rôle politique et géopolitique, notre mission historique.

L’Europe affronte de nombreuses menaces extérieures et des tentatives d’ingérence toujours plus nombreuses. Est-elle prête à faire face et en est-elle capable ?

Nous sommes dans une période qui voit s’effacer toutes les frontières traditionnelles, il n’y a plus de distinction entre la politique intérieure et la politique étrangère, entre le dedans et le dehors, le virtuel et le réel. Toutes ces catégories de pensée classiques sont complètement laminées. Nous sommes dans une guerre hybride, une situation où l’on n’est plus capable de dire si nous sommes en guerre ou en paix avec la Russie, ou si le sujet relève de politique étrangère ou intérieure. Ce changement d’ère est concomitant d’une évolution majeure : la perspective d’une solitude européenne. Les États-Unis, à qui nous avons confié les clés de notre sécurité collective depuis des décennies, risquent de se désintéresser de plus en plus des affaires européennes. L’ère Biden n’est peut-être qu’une parenthèse, mais avons-nous vraiment les moyens d’assurer notre propre sécurité ? Il est temps de sortir de notre adolescence volontaire et de devenir adulte.

Cet état de conflictualité généralisé est extrêmement dangereux pour les démocraties européennes. Au Parlement européen, nous avons créé une commission spéciale sur l’ingérence étrangère, que j’ai présidée pendant plusieurs années. Nous avons demandé des changements législatifs et en avons obtenu certains, tandis que d’autres ont été bloqués. Nous affrontons évidemment un problème d’investissement, de droit, mais nous avons surtout un problème mental parmi les élites européennes. Nous sommes devenus des démocrates par inertie, par habitude, par héritage, de quoi plomber l’avenir de nos démocraties. Il nous faut redevenir des démocrates par conviction, par passion et par engagement, a fortiori dans un contexte de montée des populismes en Europe et de conflictualité généralisée.

La montée des partis populistes en Europe ne menace-t-elle pas justement le projet européen tel que vous le décrivez ?

Oui. Les menaces existentielles sont externes et internes, en même temps. On ne parle pas uniquement d’un face-à-face avec des acteurs extérieurs, mais aussi avec des acteurs intérieurs qui se font d’ailleurs souvent le relais de puissances extérieures. Nous sommes ainsi menacés à nos frontières, à nos portes, mais aussi en notre sein, par des forces hostiles au projet européen et à la démocratie libérale. Même l’Allemagne voit l’extrême droite gagner du terrain à grande vitesse. La seule manière de le contrer, c’est justement d’assumer le projet antithétique.

Face à une certaine forme d’impuissance des citoyens vis-à-vis de leur destin, face à la crise écologique, à la chute de l’influence de l’Europe, au déclassement que subissent nos nations, il faut affirmer que c’est à l’échelle européenne, en devenant une grande puissance, que nous reprendrons en main notre destin, que nous reprendrons le contrôle sur le cours des choses. C’est le grand sujet central des élections à venir. C’est l’affirmation de la puissance européenne contre les forces qui cherchent à la dissoudre.

L’Union européenne est souvent critiquée pour son manque de légitimité et pour son approche ultra-normative. Que répondez-vous ?

Mais qui est-ce qui a produit ça ? Ce sont les États ! On n’a jamais voulu donner à l’Europe de légitimité politique et démocratique. Les États ont refusé l’élection directe du président de la Commission européenne et ont voulu maintenir l’intergouvernementalité. On prive en outre l’Europe de capacité d’investissements et de rôle politique. L’Europe produit donc de la norme, pour le meilleur et pour le pire. Elle entretient un rapport au monde juridico-normatif et non un rapport politique. Le Green Deal, par exemple, est d’abord un ensemble de normes. À l’inverse, aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act, ce sont d’abord des investissements et des facilitations pour les industries de la transition. C’est parce que l’on maintient l’Europe dans un état d’enfance politique qu’elle se développe comme une technostructure productrice de normes.

Il faut des normes. Mais la norme ne fonctionne que si elle est accompagnée d’investissements massifs, si elle est comprise comme un cadre d’orientation générale qui permette le politique. Seule, la norme suscite le rejet.

Mais nous imposons de plus en plus de normes à nos producteurs tout en nous montrant beaucoup moins regardants sur les produits fabriqués hors UE. Est-ce de la naïveté ?

J’ai porté un instrument de bannissement des produits issus de l’esclavage du marché européen pour défendre les personnes réduites en esclavage, bien sûr, mais aussi pour protéger les producteurs européens qui, eux, répondent à des normes sociales et environnementales, et qui sont placés dans une concurrence complètement folle et totalement injuste. Prenez l’exemple des panneaux photovoltaïques. On avait il y a quinze ans en Europe des champions du photovoltaïque. On les a laissé se faire complètement ratiboiser par les Chinois qui, dans la production des panneaux solaires, utilisent notamment l’esclavage des Ouïghours.

La première des choses à faire, c’est d’imposer des normes à l’entrée pour protéger l’espace de production. De quoi rendre les normes que vous imposez à vos producteurs acceptables. Si vous ne le faites pas, vous condamnez vos producteurs à mort. Plus largement, pour porter une politique commerciale, il faut porter une politique industrielle afin d’éviter des ruptures dans la chaîne d’approvisionnement. Je défends pour ma part la construction d’un espace européen basé sur des principes et des intérêts communs. Protéger cet espace est essentiel pour éviter une révolte constante contre une Europe perçue comme excessivement normative d’un côté et inefficace à nous défendre des concurrents étrangers de l’autre.

Vous n’avez donc pas peur de parler de frontières et de défense ?

Non ! La prise en compte des intérêts à long terme de l’Europe passe par la définition d’un espace sécurisé. Les questions de défense sont fondamentales et la gauche ne devrait pas avoir peur de les aborder. J’ai été l’un des rares à gauche à avoir applaudi l’augmentation du budget de l’armée en France. La Cité doit investir dans la défense de ses institutions et de ses intérêts, a fortiori dans un monde où la menace de la guerre réelle ébranle le continent européen. Ce qui veut dire investir pour sécuriser l’Europe. Être démocrate suppose d’investir dans la défense de la démocratie. Refuser de le faire, c’est consentir à l’abîme.

La gauche apparaît aujourd’hui plus divisée que jamais tandis que les partis populistes montent en Europe. Reste-t-il un véritable espace pour la gauche aujourd’hui ?

À l’échelle européenne, c’est évident. La gauche sociale-démocrate est la deuxième force du Parlement européen. Que ce soit en Espagne ou en Allemagne, des partis sociaux-démocrates dirigent des gouvernements. Il existe donc un espace à l’échelle européenne pour un projet fondé sur la transformation du marché européen en une puissance politique, écologique, et de solidarité.

La vraie question est : y a-t-il un espace en France ? J’en suis convaincu ! Des millions de citoyens français sont épris de solidarité sociale et de construction européenne, désireux de réaliser la transformation écologique, soucieux de l’impératif climatique et attachés aux institutions de la démocratie libérale. L’espace existe, mais il ne s’est pas encore cristallisé politiquement. Certains électeurs ont voté Emmanuel Macron tout en regrettant ses positions sur les retraites ou sa politique fiscale et sociale. D’autres ont voté pour Jean-Luc Mélenchon malgré ses positions sur l’Europe, l’État de droit ou la géopolitique mondiale. Ce qu’il faut faire, c’est assumer un projet clair et redonner à ces électeurs la capacité de voter sans se scinder, en accord avec eux-mêmes. Je suis persuadé que c’est non seulement possible, mais aussi absolument vital pour la démocratie française.