Anne-Laure Kiechel : « Les chefs d’État ont besoin de conseils… »

Publié le 15 avril 2024

Discrète. Et pourtant véritable actrice de la géopolitique « souveraine » de multiples États, dont certains en Europe. Anne-Laure Kiechel ne remplit pas les médias de chroniques, trie soigneusement ses apparitions sur les plateaux – toujours parler à bon escient –, et pour cause : cette dirigeante mélomane désormais à la tête de Global Sovereign Advisory qu’elle a fondé il y a quatre ans conseille les pays et les entreprises publiques du monde entier sur toutes leurs problématiques stratégiques, économiques et financières. En toute indépendance.

Impossible, dans son cas, de parler de CV mais bien de carrière fulgurante pour cette « femme du monde » au sens le moins mondain de l’expression. Anne-Laure Kiechel a grandi entre les États-Unis, l’Allemagne, la Suisse et la France, une éducation polyglotte et cosmopolite sanctionnée par un diplôme de mathématiques, par HEC et par l’université de gestion de Saint-Gall en Suisse, l’une des mieux cotées au monde. Ancienne associée gérante de la banque Rothschild après avoir été conseillère économique française, l’on ne s’étonnera guère qu’elle ait été missionnée pour conseiller le gouvernement grec dirigé par Alexis Tsipras au plus fort de la crise de 2015.

Liberté et indépendance

Mais celle qui n’aime pas qu’on dise d’elle qu’elle « murmure à l’oreille des puissants » ne se prend pas pour une éminence grise ni une faiseuse de présidents. Face à l’admiratif Yann Barthès sur le plateau de Quotidien en 2020, en pleine covid, pour l’une de ses rares apparitions télévisuelles, elle explique très simplement que « Dans cette crise tout à fait inédite, les chefs d’États ont besoin de conseils et de partage des connaissances. Le pouvoir isole. » et ajoute, sourire aux lèvres, qu’il lui est arrivé d’entendre de ses interlocuteurs au sommet de l’État l’assurance qu’ils allaient suivre ses conseils pour les voir appliquer l’exact inverse dans la foulée.

Anne-Laure Kiechel a commencé son parcours exceptionnel en 1999 chez Lehman Brothers (elle montait pour des groupes français et nord européens des opérations financières ambitieuses) : « J’étais très attachée à cette entreprise et à ses valeurs. Si Lehman n’avait pas disparu, j’y serais certainement restée », confie-t-elle à Choiseul Magazine. Rothschild ne l’a pas oubliée qui l’accueille à nouveau pour dix années. Elle y développe la practice « conseil aux Etats » qu’elle dispense, en plus de la Grèce, à d’autres pays européens mais également à l’Arabie Saoudite, l’Argentine, le Chili, l’Albanie, l’Ukraine, le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou encore le Bénin.

En 2013, la voilà associée gérante de la banque. En 2018, Vanity Fair la désigne parmi les Français « les plus influents du monde ». Un an plus tard, elle décide de voler de ses propres ailes : c’est pour, dit-elle, « défendre une approche plus holistique de ces sujets qu’est née mon envie de créer mon propre cabinet de conseils, Global Sovereign Advisory, en toute liberté et indépendance. J’ai fait le pari de l’originalité de notre modèle qui séduit de plus en plus de dirigeants, en combinant politiques publiques et conseil en financement, l’un et l’autre se répondant. »

Notre ennemi à tous, c’est l’ignorance

Le mot est la clé : indépendance. D’où cette volonté de créer au sein de GSA un pôle Études et recherches en lien fort avec le milieu académique. « Nous avons notamment créé la première chaire Dette souveraine avec Sciences Po il y a quatre ans. Notre approche globale et intégrée au service de la souveraineté des États nous a également conduit à développer une practice Infrastructures et de fortes expertises techniques en matière de politiques publiques et de transactions. Nous sommes actuellement présents aux côtés d’une trentaine d’États, d’institutions financières et d’organisations internationales. »

Au menu, plans macroéconomiques, discussions avec le FMI, réformes, levées ou restructuration de dettes, création de fonds souverains. De quoi ancrer cette conseillère économique et son équipe, de désormais quarante personnes, au cœur du retour en force des enjeux de souveraineté. Armée d’une certitude : « Notre principale différence est notre manière d’appréhender le conseil souverain dans toutes ses dimensions. Nous faisons du conseil souverain parce que nous avons la conviction que les États ont besoin de renforcer leur souveraineté pour gagner en liberté et en indépendance. »

Décidément, les mots-clés reviennent. GSA accompagne pays et institutions dans la restructuration des dettes car « travailler sur la dette, c’est tout mettre en œuvre pour redonner aux États les moyens de décider librement de leur modèle de développement ». Entrent alors en scène ce que l’experte nomme « les bonnes dettes », les investissements dans l’éducation, les infrastructures, la santé, l’agriculture, la culture et le développement durable « qui participent au développement du pays, et au-delà du financement, souligne-t-elle, qui permettront d’améliorer la vie des citoyens et d’enclencher des cercles vertueux ».

Autrement dit, c’est par la connaissance des stratégies de développement économique et la maîtrise des mécanismes financiers que se construit la souveraineté. « Toutes nos missions de conseils s’accompagnent d’un volet de transmission de savoir-faire et d’une montée en compétences de toutes les parties prenantes. Notre ennemi à tous, c’est l’ignorance. »

Des frontières traits d’union

Économiste « de gauche », Anne-Laure Kiechel, comme l’a écrit Le Monde ? En tout cas curieuse de tout.

En témoignent les piles de livres qui trouvent place sur son bureau à Paris et les œuvres d’artistes étrangers qui ornent les murs chez GSA. Et pour cause, la dirigeante décoche une idée étonnante : montrer une œuvre de chacun des pays que conseille son cabinet ! Elle qui aurait voulu devenir « médecin sans frontières » veut voir lesdites frontières comme des traits d’union entre les pays. « La géopolitique de la dette nous explique et nous montre les liens que les pays peuvent avoir entre eux. Nous devons appréhender la culture, les relations diplomatiques, les espoirs, les alliances des pays que nous accompagnons dans leur développement. C’est en étant capable de concilier ces grands enjeux macroéconomiques avec ce qui se passe sur le terrain que nous sommes crédibles : fonder une relation de confiance avec ces dirigeants. »

Une confiance qui implique de ne pas céder face aux options consensuelles auxquelles ne croit pas cette membre du Comité des politiques de développement des Nations unies. « Nous nous devons nous forger une conviction, donner notre avis, de la façon la plus honnête et mesurée possible, en assumant des choix ou recommandations non consensuelles. Ensuite, les décisions reviennent toujours aux autorités. »

On retrouve ici aussi la volonté de transmettre aux Etats les savoir-faire financiers et économiques nécessaires à la construction de leurs politiques publiques. Une « petite musique » que la mécène d’opéras et de festivals – et la pianiste qu’elle fut – se rejoue chaque jour, sur la planète entière.