Les grands projets d’investissement, catalyseurs de développement régional

Publié le 05 avril 2024

Au-delà des vicissitudes inhérentes à leur ampleur et à leur nouveauté, les grands projets d’infrastructure ou industriels des pays en développement peuvent ouvrir des perspectives inédites, aussi bien en matière de développement que d’intégration régionale pacifique.

Le projet gazier Grand Tortue Ahmeyim (GTA), à la frontière maritime mauritano-sénégalaise, a été lancé en 2016. Depuis lors, les deux pays associés dans cette collaboration ont subi les contrecoups de plusieurs crises qui ont secoué cette partie de l’Afrique : l’impact de la guerre au Sahel, une inflation qui a fortement fragilisé les capacités d’investissement et la stabilité politique, un chômage galopant (particulièrement chez les jeunes), sans oublier évidemment les contrecoups de la pandémie de Covid19. Sans compter les approximations de certains opérateurs dans la gestion du projet… Autant de facteurs expliquant la difficulté de mettre en marche le chantier de GTA, situé à 120 kilomètres au large des côtes, qui promet pourtant de participer à résoudre nombre de ces problèmes structurels, puisqu’il pourrait générer 90 milliards de dollars sur 30 ans au bénéfice du Sénégal et de la Mauritanie.

Aujourd’hui, les promesses restent intactes, et commencent même à se concrétiser puisque « la phase 1 de Greater Tortue Ahmeyim devrait démarrer au cours du premier trimestre 2024 », assure l’opérateur BP, associé ici à SMH et Kosmos et au groupe national sénégalais Petrosen. L’infrastructure produira d’abord quelque 2,3 millions de tonnes de GNL, avec une capacité totale de 2,5 à 3 millions de tonnes par an lors du lancement de la deuxième phase.

Ce gisement se situe par ailleurs dans une zone hautement symbolique des relations tumultueuses entre ces deux pays souvent « frères ennemis » du conflit des années 1980 aux récentes tensions au sujet de la pêche.

Le projet GTA porte donc la perspective de fédérer durablement les deux pays grâce aux revenus directs de cette exploitation, mais aussi parce que ces recettes et les baisses du coût de l’énergie qui seront ainsi générées permettront de favoriser l’industrialisation des économies nationales, estime Awa Marie Coll Seck, présidente du comité ITIE pour la transparence dans les industries extractives au Sénégal, « que ce soit dans le fer, l’agroalimentaire, la pétrochimie, les engrais ; En fait, tout ce qui concerne l’industrie de transformation ».

Et dans cette zone géographique sensible au changement climatique, GTA pourrait également contribuer à la transition énergétique engagée notamment en Mauritanie, comme le souligne Mamadou Khane, conseiller du ministre du Pétrole, des Mines et de l’Énergie : « Le gaz est une source d’énergie de transition. On décarbone et au fur et à mesure (pour) permettre une pénétration de plus en plus grande des énergies renouvelables. Notre potentiel en énergie renouvelable, en particulier en solaire et éolien, est l’un des meilleurs du monde. Mais comme d’habitude, il manque l’argent ». Les ressources attendues de l’exploitation du gaz entrent dans l’équation.

Amorcer un « cercle vertueux » de gouvernance

Au-delà de ces enjeux, c’est dans la redistribution des revenus gaziers que les gouvernements sont le plus attendus. Au Mozambique, où la découverte dans les années 2010 d’un important gisement de gaz dans la province de Cabo Delgado a suscité un immense espoir de développement, le gouvernement donne ainsi des gages en posant les bases d’une nouvelle gouvernance : le décret 40/2023 du 7 juillet dernier définit la « redistribution des recettes pétrolières et gazières, dont 7,25 % seront allouées à des projets structurants », et 2,75 % seront dédiés aux projets des communautés locales dans l’agriculture, l’irrigation communautaire, l’élevage, l’aquaculture et les barrages. Surtout, l’exécutif met en place un fonds souverain national, qui sera financé par les revenus gaziers. Dans ce cadre, 40% des recettes annuelles tirées des ressources iront au Fonds souverain, et 60% au budget de l’État sur une période de 15 ans. Par la suite, le partage se fera à parts égales. Avec une double mission : d’abord éviter la logique de rente gazière afin de garantir la répartition sur plusieurs générations des revenus provenant des ressources naturelles non renouvelables. En ce sens, le ministre mozambicain des finances Max Tonela sait qu’il est scruté par la communauté internationale quand il déclare : « L’importance du fonds souverain réside dans la nécessité de veiller à ce que ces recettes soient utilisées de manière durable pour stimuler le développement économique à long terme ».

D’autre part, la création de ce fonds est censée contribuer à la stabilité budgétaire, avec un souci de transparence dont la vertu s’explique en partie par la privation de l’aide internationale qui avait été imposée au Mozambique pour avoir caché des dettes à ses créanciers depuis 2016. En d’autres termes, cette nouvelle gouvernance devrait être un gage de crédibilité vis-à-vis des bailleurs internationaux, indispensable à l’heure de financer aussi la transition énergétique. Notamment à travers le projet de barrage hydroélectrique de Mphanda Nkuwa sur le Zambèze, soutenu par la Banque africaine de développement et la Banque mondiale. Une infrastructure d’une capacité projetée de 1.500 MW qui « augmenterait de plus de moitié la capacité de production d’électricité du pays et pourrait alimenter plus de 3 millions de foyers au Mozambique et dans les pays limitrophes », précise le consortium des opérateurs, et qui « contribuerait à la transition énergétique de la région par la production d’une électricité fiable, compétitive et renouvelable ».

La « diplomatie » des grandes infrastructures

Les retombées de ces exploitations de sites énergétiques ne s’arrêtent donc pas aux limites des infrastructures, ni même aux confins des pays concernés. Le projet Grand Tortue Ahmeyim, que se partagent le Sénégal et la Mauritanie, favorise d’autres initiatives transfrontalières. En témoigne le récent accord entre Nouakchott et Dakar sur le bassin aquifère (élargi à la Gambie et la Guinée-Bissau).

Alors que la rareté de l’eau devient souvent un objet de conflit, comme c’est le cas à l’Est du continent au sujet de l’exploitation des eaux du Nil, entre Égypte et Éthiopie notamment, ces quatre pays s’engagent ainsi à renforcer leur coopération dans la gestion des eaux souterraines partagées en envisageant un cadre législatif et institutionnel de collaboration sur le système aquifère, pour « promouvoir la résilience, le développement durable et la stabilité régionale ». Un organe intergouvernemental permanent devrait dans l’avenir piloter la gestion d’un bassin aquifère s’étendant sur environ 1300 kilomètres, et dont les eaux souterraines bénéficient à près de 25 millions de personnes.

La logique d’intégration régionale, gage de stabilité et de coopération, préside également aux « nouvelles routes de la soie » initiées par le président chinois Xi Jinping il y a dix ans, non sans arrière-pensées diplomatiques. En impliquant 150 pays, ce projet mobilise 2.000 milliards de dollars pour aménager des voies de communication commerciales entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Évidemment, la Chine apparaît ici comme le principal protagoniste, notamment par ses capacités d’investissement, et comme le principal bénéficiaire au plan géopolitique. Mais d’autres pays stratégiques ont à y gagner grâce aux infrastructures développées. Comme le site de Khorgos au Kazakhstan, qui accueille un nouveau port sec visant une capacité annuelle d’entreposage de 540.000 conteneurs.

Sur ces nouvelles routes de la soie, l’Ouzbékistan est aussi devenu un carrefour des marchandises entre la Chine et l’Europe à la faveur des grands travaux d’infrastructure de transport réalisés avec l’appui des capitaux chinois. Ce qui permet au président ouzbèque Shavkat Mirziyoyev, fraîchement réélu, de lancer son plan « Ouzbékistan-2030 » visant à stimuler les exportations, améliorer la qualité de l’éducation et des soins de santé. Objectif annoncé : attirer 110 milliards de dollars d’investissements étrangers et multiplier par deux le PIB.

Emmanuel Macron n’a pas manqué de saluer cette ambition lors de sa dernière visite à Tachkent et Samarcande, en novembre dernier : « L’Ouzbékistan est en train de se transformer. Nous devons être au rendez-vous. Nous serons au rendez-vous ! » À cette occasion, le président a souligné que la France voulait doubler chaque année ses échanges économiques avec l’Ouzbékistan, notamment dans le domaine de l’énergie. Une transformation et une ouverture inenvisageables sans les grandes infrastructures des nouvelles routes de la soie.

Au total, ce pragmatisme dans l’exploitation d’opportunités mutuellement bénéfiques peut se révéler une voie pertinente pour donner corps à un multilatéralisme de fait, particulièrement bienvenu au moment où les discours sur la multipolarité ont du mal à cacher l’émergence d’une nouvelle guerre froide.