La coopération internationale judiciaire, élément indispensable pour lutter contre le terrorisme – Jean-Paul Laborde

Publié le 08 février 2021
Press Conference on preventing the misuse by terrorists of travel documents. Speakers: L-R Mr. Jean-Paul Laborde, Assistant-Secretary General and Executive Director of the Counter-Terrorism Committee Executive Directorate; Mr. Ronald Noble, Secretary-General of the International Criminal Police Organization (INTERPOL) Mr. Raymond Benjamin, Secretary-General of the International Civil Aviation Organization (ICAO).

Jean-Paul Laborde a mené conjointement une carrière de magistrat et une carrière de fonctionnaire international. L’une l’a conduit au grade de juge de la Cour de Cassation ; l’autre au titre de Secrétaire général adjoint, Directeur exécutif du Comité de lutte contre le terrorisme des Nations Unies. Actuellement ambassadeur pour l’Assemblée parlementaire de la Méditerranée, directeur du centre d’expertise sur la lutte contre le terrorisme et titulaire de la chaire de Cyberdéfense des écoles militaires de Saint-Cyr-Coëtquidan. Il est également Conseiller spécial de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée auprès du FMI. Alors que la lutte contre le terrorisme reste la priorité du gouvernement français, Jean-Paul Laborde nous confie sa vision du conflit et l’évolution du terrorisme dans le monde.

Les normes du Conseil de sécurité édictées sont contraignantes mais elles ne trouvent pas leur traduction dans les législations nationales

  • Jean-Paul Laborde, La France vient de subir une vague d’attentats marqué du sceau de l’islamisme radical, ou du jihadisme si l’on préfère. Au vu de l’expérience que vous avez acquise au fil des années, comment voyez-vous la situation et l’évolution du terrorisme aujourd’hui ?

Tout d’abord, laissez-moi vous remercier Choiseul-Magazine pour cet entretien qui me donne l’occasion de m’exprimer peu de temps après ces terribles attaques sur le sol français ainsi que sur celui de nos amis autrichiens, l’Autriche étant mon second pays puisque j’y ai passé de nombreuses années de ma vie à l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Mais, il faut aussi ne pas oublier les victimes très nombreuses du terrorisme dans les pays musulmans qui ne font souvent que des entrefilets dans nos media. Je n’en veux pour preuve que le dernier attentat qui a fait au moins 22 morts et plusieurs dizaines de blessés à l’Université de Kaboul le 2 novembre dernier, la grande majorité des victimes étant des étudiants ou les tous récents massacres de masse perpétrés par Boko Haram au Nigeria.[1]

Après s’être inclinés devant les victimes du terrorisme de tous les pays, le premier point qu’il faut souligner est que le terrorisme est un phénomène criminel international et je pèse mes mots. Il ne s’agit pas d’un phénomène politique ou religieux quoique l’on en dise. Les terroristes sont des criminels, au sens de la législation française, certes mais ils le sont également et contrairement aux idées reçues, au regard de  l’Organisation des Nations unies qui a adopté 19 instruments internationaux contre le terrorisme, conventions ou protocoles contre les actes de terrorisme, ainsi qu’au vu d’une série impressionnante de résolutions de l’Assemblée générale ; en outre, le Conseil de sécurité de l’ONU a également adopté de très nombreuses résolutions dont certaines sous le Chapitre VII de la Charte des Nations unies qui rendent ces résolutions impérativement contraignantes pour les États Membres. Il faut noter que, certes, manque à l’appel une Convention complète contre le terrorisme avec une définition juridique qui comprendrait à elle seule tous les éléments destinés à incriminer ce fléau ; mais, sur le plan politique, l’ONU, à la fois par le Conseil de Sécurité et l’Assemblée générale a clairement condamné le terrorisme dans les termes suivants : « le terrorisme, sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, constitue une des menaces les plus graves contre la paix et la sécurité internationales et tout acte de terrorisme est criminel et injustifiable, quels qu’en soient les motivations, le moment, le lieu et les auteurs, et les États demeurent résolus à contribuer encore à améliorer l’efficacité de l’action d’ensemble menée contre ce fléau à l’échelle mondiale ». Il faut encore souligner que, même si les tensions sont grandes au Conseil de sécurité, l’accord entre les membres permanents du Conseil sur la lutte contre le terrorisme est total. Il en est de même à l’Assemblée générale qui a adopté une Stratégie mondiale de lutte contre le terrorisme[2] et que le Secrétaire général de l’ONU y a ajouté un plan d’action de lutte contre l’extrémisme violent

Une fois replacés dans leur contexte, les attentats commis en France doivent être regardés sous un autre angle. Certes, la France est attaquée, quelquefois du fait de sa défense de la liberté d’expression, comme ce fût le cas pour le crime odieux commis à l’encontre de Samuel Paty, quelquefois aussi parce que la France est identifiée, que l’on le veuille ou non, comme un pays chrétien, comme les attentats commis contre le Père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray ou à Nice contre Vincent Loques, un sacristain, Nadine Devillers, 60 ans, et Simone Barreto Silva, une Brésilienne de 44 ans résidant en France en sont la preuve.

Le terrorisme est donc tout d’abord un phénomène criminel à dimension internationale, quelque soient les formes d’attaques. En effet, sans la dimension internationale et l’incitation claire à commettre des actes terroristes tant par les chefs actuels de l’État islamique que par Al-Qaida, le risque de voir des attentats de ce type se produire dans nos pays serait nettement impacté. Donc, le lien entre les attentats commis en France, même s’ils paraissent se rattacher à des actes solitaires et individuels et le caractère international de la menace sont évidents.

  • Est-ce seulement cet aspect international qui nous échappe ?

Absolument pas. Il y a un autre élément sur lequel le Conseil de sécurité de l’ONU a particulièrement insisté ; que cela plaise ou non à certains en France, il existe souvent des liens entre les groupes criminels organisés et les terroristes. En premier lieu, on peut, à l’évidence, souligner les liens objectifs qui peuvent exister entre des groupes qui poursuivent des objectifs différents. Les terroristes ont besoin de sommes conséquences pour assurer la survie de leur organisation. Certes, une attaque terroriste ne coûte pas des sommes considérables mais une chose est de commettre un attentat, une autre est d’assurer la pérennité de la structure de l’organisation terroriste. Des exemples multiples existent ; je ferai seulement référence à l’État islamique et les talibans d’Afghanistan. Le premier a rançonné à grande échelle les populations qu’il avait sous sa domination et a aussi participé au trafic de drogue ou au trafic d’armes ou encore au trafic d’antiquités sans parler des sommes provenant des familles de leurs combattants terroristes étrangers. Les seconds s’adossent au trafic de drogue. En second lieu, on doit aussi souligner les phénomènes d’hybridation qui, quoique souvent niés par les autorités françaises sont vraiment bien présents, surtout dans les groupes sahéliens. Cette hybridation est parfaitement reflétée dans l’ouvrage de Jean-François Gayraud « Théorie des hybrides : terrorisme et crime organisé[3] » mais aussi dans de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU telle que la résolution 2432 du Conseil[4] .

  • Quels sont donc d’après vous les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre ce fléau ?

La réponse à ces deux problématiques dépend en très grande partie de la coopération internationale et plus particulièrement de la coopération en matière de renseignements ainsi que de la coopération internationale en matière pénale. Si la coopération de la communauté du renseignement se passe relativement bien, il n’est pas sûr qu’il en soit de même pour la coopération des autorités judiciaires, surtout hors Union européenne. En effet, on ne peut se contenter de la coopération au niveau de l’Union qui est beaucoup trop restreinte pour faire face à cette menace. La coopération, en autre, avec les pays du Maghreb, du Moyen-Orient, de la Péninsule arabique sans parler du Pakistan, de l’Inde ou encore de l’Indonésie, de la Malaisie ou de l’Australie est essentielle pour y faire face.

À ce propos, il faudra très expliquer notre position sur la liberté d’expression pour qu’il n’y ait pas de malentendu qui pourrait nuire à cette coopération essentielle pour notre lutte commune contre ce fléau. En effet, la France est bien dotée en ce qui concerne ses institutions et sa législation mais il est certain que nous devons prendre beaucoup plus en considération cette dimension de coopération internationale hors Union européenne ; pour cela, il faut adapter encore et toujours nos stratégies en conséquence, en particulier pour la coopération judiciaire qui est essentielle afin de lutter efficacement non seulement contre l’impunité. Outre notre lutte intérieure, cette coopération permettrait aussi grâce l’entraide judiciaire de recueillir des preuves afin, au final d’extrader vers notre pays les terroristes les plus dangereux parmi combattants terroristes étrangers qui se trouvent dans en Syrie. Ainsi, nous pourrions être certains qu’ils ne s’exfiltreraient pas de ces zones de guerre sans que nous en soyons avertis et qu’ils ne reviendraient pas nous frapper par surprise. Ces preuves ainsi recueillies qui pourraient porter sur des faits pouvant se rattacher à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité nous seraient très utiles pour condamner ces terroristes dangereux, avec toutes les garanties dont ils doivent disposer durant leur procès, outre pour l’infraction d’association de malfaiteurs à visée terroriste, mais aussi pour des infractions beaucoup plus graves tel que les crimes de guerre entre autres.

  • Vous avez été en charge de la lutte contre le terrorisme au niveau du Conseil de sécurité des Nations Unies. Quels outils avez-vous préconisé ou mis en place dans le cadre de vos fonctions et quel impact pensez-vous qu’ils ont eu à l’échelle mondiale ? Par ailleurs, avez-vous rencontré des résistances à l’énoncé de vos propositions ?

Je vais prendre votre question à l’envers. En effet, rares sont les sujets sur lesquels les cinq membres permanents du Conseil de sécurité tombent d’accord. Or, la lutte contre le terrorisme fait partie de ces rares situations politiques dans lesquelles non seulement les membres permanents mais également les Membres Non Permanents arrivent à trouver un consensus. Ne nous faisons pas d’illusions : chaque état met derrière le concept de terrorisme un peu ce qu’il veut. Mais l’acte terroriste en soi est très bien défini par les conventions universelles et les États savent parfaitement les utiliser comme socle de la coopération bilatérale. Donc, à priori il n’y a pas de résistance sur le principe de coopération contre les actes de terrorisme. La résistance commence à se faire ressentir au niveau tout d’abord des peines encourues et ensuite à celui de la protection des droits de la défense dans le procès pénal. Mais cela n’empêche pas la mise en place de normes au regard des résolutions du Conseil de sécurité, voire même de l’Assemblée générale de l’ONU.

C’est la traduction de ces normes internationales au niveau national qui est beaucoup plus complexe. Et nous revenons ainsi à la première partie de votre question. Les normes du Conseil de sécurité édictées sont contraignantes mais elles ne trouvent pas leur traduction dans les législations nationales. Il en est quelquefois de même pour les conventions et protocoles universels contre le terrorisme mais moins fréquemment car il y a moins de résistance pour intégrer des instruments juridiques négociés que des décisions du Conseil de sécurité prises par les 15 États du Conseil au nom des 178 autres. Qui plus est, sur le plan technique, la lecture des résolutions du Conseil est un exercice délicat auquel sont rompus les diplomates travaillant dans le multilatéral. En revanche, il s’agit là d’un club d’initiés duquel les parlementaires ou les magistrats ne font pas partie et ne connaissent ni les règles du jeu ni la manière de traduire exactement la portée au niveau national. La structure cloisonnée entre ces différentes institutions nuit gravement à cette coopération si nécessaire. Certes, tant l’organe de coordination et de coopération principal de l’ONU, à savoir l’Office contre le Terrorisme (OCT) que la Direction exécutive contre le terrorisme du Conseil de sécurité (DECT) œuvrent dans ce sens mais il faudrait que les organes décisionnels tels que le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale prennent toute leur part dans cet effort. En outre, les recommandations provenant des visites d’évaluation effectuées par la DECT. En premier lieu, les conclusions de ces visites devraient être produites devant le Comité contre le terrorisme du Conseil sans que les États qui ont fait l’objet de ces visites puissent plus ou moins bloquer l’adoption de ces conclusions surtout à travers le veto de l’un de leurs alliés au sein du groupe des cinq membres permanents. En second lieu, une meilleure coordination doit se mettre en place entre ces les recommandations émanant de ces évaluations et leur répercussion pratique sur le terrain. Trop souvent, malgré la précision de ces recommandations, les États sont extrêmement lents à les mettre en place, tant du fait qu’elles proviennent d’un organe multilatéral et que cela heurte leur sensibilité ou encore tout simplement du fait de la lenteur des procédures de traduction de ces dernières dans le cadre national. Ainsi, par exemple lorsque, dans un pays que je ne nommerai pas, on a relevé un défaut flagrant de collecte du renseignement sur les réseaux et les individus terroristes et que l’on signale ces conclusions à cet État, ce dernier n’a pas pris les mesures nécessaires et que quelques temps après, des attaques terroristes à grande échelle, se sont produites, la lenteur des procédures de mise en place de réseaux de renseignements efficaces a certainement été l’un des facteurs de la production de ces attentats.

[1] Pour faire droit à la vérité, il faut indiquer que le président de la République française a fermement condamné cette attaque et a rendu hommage aux victimes.
https://www.20minutes.fr/monde/afghanistan/2902243-20201105-afghanistan-emmanuel-macron-condamne-plus-grande-fermete-attaque-universite-kaboul
[2] La Stratégie antiterroriste mondiale des Nations Unies (résolution A/RES/60/288 de l’Assemblée générale) est un instrument global unique destiné à soutenir l’action de lutte contre le terrorisme sur les plans nationaux, régionaux et internationaux. Tous les États Membres de l’Organisation des Nations Unies l’ont adoptée par consensus en 2006 et ont décidé pour la première fois d’une démarche stratégique et opérationnelle commune pour lutter contre le terrorisme.
La Stratégie n’envoie pas seulement un message clair, à savoir que le terrorisme est inacceptable sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, mais prévoit aussi des actes concrets, à mener individuellement et collectivement, pour prévenir et combattre le terrorisme. Ils comprennent un large éventail de mesures telles que le renforcement de la capacité de l’État de lutter contre les menaces terroristes ou encore une meilleure coordination des activités antiterroristes du système des Nations Unies.
[3] https://www.iris-france.org/note-de-lecture/theorie-des-hybrides-terrorisme-et-crime-organise/
[4] https://unictunis.org.tn/2020/08/07/conseil-de-%E2%80%AFsecurite%E2%80%AFlaction-collective-et-la-cooperation%E2%80%AFinternationale%E2%80%AFidentifiees-comme-la-clef-du-succes-pour-%E2%80%AFbriser-les-liens-entre-terrorisme/