Enjeux et perspectives de la lutte contre le blanchiment de capitaux : de la Convention de Vienne à aujourd’hui – Nicolas Eskenazi

Publié le 13 novembre 2020

Le blanchiment de capitaux est un délit financier susceptible de troubler l’ordre public, ainsi que la stabilité du secteur financier de tout un pays. En effet, ce dernier peut entrainer des variations de la demande de monnaie, une instabilité accrue des flux internationaux de capitaux et des cours de change, ainsi que des risques prudentiels à l’égard de la santé des banques. Autant de conséquences néfastes qui n’ont, paradoxalement, suscité que tardivement l’attention et la mobilisation de la communauté internationale.

Ce n’est qu’en 1988 que l’ONU adopte la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et substances psychotropes (1988) (« Convention de Vienne ») qui prohibe pour la première fois le produit des trafics de stupéfiants. Cette dernière limite alors les infractions principales de blanchiment aux infractions en matière de trafic de stupéfiants. Malgré ses limites, la Convention de Vienne est le premier outil juridique de portée internationale visant à contrer le blanchiment de capitaux.

Par la suite, la lutte contre le blanchiment de capitaux fera l’objet d’une réelle mobilisation internationale qui s’illustrera lors du sommet du G7 à Paris en 1989 dit « Sommet de l’Arche » avec la création du Groupe d’action financière (« GAFI »). Sur la base du mandat confié, en avril 1990, le GAFI publie un rapport contenant une série de quarante recommandations présentant un plan complet des actions nécessaires pour lutter contre le blanchiment de capitaux[1].

D’une manière générale, les outils préventifs et répressifs de lutte contre le blanchiment de capitaux se doivent d’évoluer au gré de l’ingéniosité des blanchisseurs : là se situe l’essentiel des enjeux auxquels sont confrontés les arsenaux juridiques de lutte contre le blanchiment. La complexification de la finance internationale couplée à l’interconnexion des marchés financiers et à la vitesse d’échange de flux de capitaux a démultiplié les possibilités relatives au blanchiment. L’arsenal juridique européen, qui a considérablement évolué depuis 1991 et la parution de la première directive européenne « LCB[2] », illustre de manière probante cette problématique.

L’arsenal juridique de l’Union européenne : les directives européennes de lutte contre le blanchiment de capitaux

Le 10 juin 1991, suite à l’adoption des quarante recommandations du GAFI, l’Union européenne adopte la première directive « LCB »[3] relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux. Cette directive exige alors des établissements financiers et de crédit qu’ils identifient leurs clients, adoptent des programmes de lutte contre le blanchiment et passent outre le secret bancaire pour l’information des autorités en cas de soupçon.

Dix années s’écouleront avant qu’une nouvelle directive ne soit adoptée par le Parlement européen et le Conseil, le 4 décembre 2001[4]. Celle-ci fait alors écho aux nouvelles recommandations du GAFI sans encore inclure de critères portant sur les risques liés au financement du terrorisme.

En 2005, cette directive est substantiellement modifiée[5]. Celle-ci a remanié en profondeur les obligations des assujettis en instaurant la notion essentielle d’ « approche par les risques » comme préalable à tout dispositif. Issu des recommandations GAFI, ce paradigme marque un tournant majeur dans les obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et contre le financement du terrorisme à la charge des assujettis et, incidemment, dans les attentes des autorités.

Pour les premiers, il s’agit de sortir d’un cadre normatif et le remplacer par un dispositif reposant sur une allocation efficiente et raisonnée des ressources selon les risques propres à chacun selon son activité, son organisation. Pour les seconds, il s’agit des prémices d’un partenariat public-privé où les autorités auront pour missions d’identifier les zones de risques, de les analyser et de communiquer les typologies sans pour autant en faire leur promotion.

Parmi l’ensemble des modifications apportées par cette troisième directive « LCB », on relèvera l’inclusion par l’Union européenne des recommandations spéciales du GAFI sur la lutte contre le financement du terrorisme, ainsi que des dispositions de la Convention internationale de 1999 sur la répression du financement du terrorisme international dans le champ d’application de la directive « LBC » qui devient en réalité la 3ième directive « LCB-FT[6] »[7]. Ce qui ne manque pas de soulever un certain nombre de problématiques théoriques et opérationnelles.

Lutter contre le blanchiment de capitaux revient-il à lutter contre le financement du terrorisme ?

La juxtaposition des mesures destinées à lutter contre le blanchiment de capitaux avec celles destinées à lutter contre le financement du terrorisme suscite de nombreux commentaires, notamment sur ses répercussions institutionnelles. Les acteurs chargés de la lutte contre le blanchiment de capitaux sont désormais chargés de lutter contre le financement du terrorisme. Cette inclusion amène également un changement d’approche dans les obligations déclaratives qui sont imposées aux organismes financiers par les pouvoirs publics : désormais, les banquiers et autres professionnels impliqués dans la lutte anti-blanchiment ne doivent plus uniquement s’enquérir de l’origine des fonds de leurs clients, mais doivent également s’interroger sur l’intention de ces derniers et sur la finalité des fonds entreposés. Ainsi, les politiques pré-11 septembre 2001 étaient avant tout conçues pour confisquer les capitaux illicites après l’acte délictueux tandis que les politiques post-11 septembre ont également pour objectif de prévenir de possibles attaques et d’appréhender des potentiels terroristes[8]. Or il faut relever que certains circuits financiers utilisés pour financer le terrorisme échappent complètement au système financier traditionnel[9].

Par ailleurs, notons que les financiers du terrorisme n’ont pas nécessairement recours au blanchiment de capitaux. Le recours à des fonds parfaitement légaux pour financer le terrorisme est fréquent. Rappelons que le principal objectif du terrorisme est « d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement à accomplir ou s’abstenir d’accomplir un acte quelconque »[10], alors que le gain financier est habituellement le but recherché par d’autres formes d’activités criminelles.

Enfin, blanchiment de capitaux et financement du terrorisme interviennent différemment dans la « séquence criminelle »[11] : le financement d’un acte terroriste intervient en amont de la réalisation du crime alors que le blanchiment de capitaux intervient après le crime, afin de recycler le produit financier de ce dernier.

Alors qu’historiquement, ce sont les outils de lutte contre le financement du terrorisme qui se sont adossés aux acquis institutionnels de la lutte contre le blanchiment de capitaux, force est de constater que depuis 2015, ce sont les impératifs de la lutte contre le terrorisme qui font évoluer l’arsenal juridique visant à lutter contre le blanchiment de capitaux.

La lutte contre le financement du terrorisme : vecteur de renforcement des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux à partir de 2015

La superposition des mesures visant à lutter contre le financement du terrorisme à celles visant à lutter contre le blanchiment de capitaux reflétait alors la faible considération que les experts et législateurs portaient pour ce volet de la lutte antiterroriste. Or depuis les attentats perpétrés sur le sol européen en 2015 et 2016, le financement du terrorisme est un volet de la lutte globale contre le terrorisme qui gagne en importance.

En effet, depuis 2015, le rapport de force entre la « LCB » et la « LFT » s’est inversé et il serait probablement plus approprié d’affirmer aujourd’hui que c’est « l’impératif d’une lutte accrue contre le financement du terrorisme (qui) a engendré un renforcement des mesures communautaires relatives au blanchiment des capitaux. »[12]. Suite aux attentats perpétrés sur le sol français en 2015 et sur la sol belge en 2016, la quatrième directive « LCB-FT » qui avait été adoptée le 20 mai 2015[13] dans la perspective de mettre le droit de l’Union en conformité avec les recommandations révisées du GAFI[14] a été amendée par une cinquième directive « LCB-FT » en mai 2018 afin de durcir les obligations du dispositif LCB-FT et ainsi palier les failles de celui-ci qui ont été exploitées par les terroristes pour commettre leurs actions mortifères.

Parmi ces obligations, nombreuses sont celles concernant les nouvelles technologies. Depuis plusieurs années, et notamment avec l’apparition de Daech sur la scène internationale, les combattants terroristes étrangers recourent régulièrement aux nouvelles technologies dans le domaine bancaire et financier pour se financer et transférer des fonds. Ces innovations technologiques sont aussi bien utilisées par les financiers du terrorisme que par les blanchisseurs.

Lutter contre le blanchiment de capitaux à l’heure des FinTechs : répondre aux vulnérabilités des innovations technologiques dans le secteur bancaire et financier

L’expression FinTech[15] s’est imposée dans les médias et résonne comme un glas pour le monde bancaire et financier traditionnel[16]. Les FinTechs bouleversent les modèles économiques existants et génèrent des risques nouveaux. Pour comprendre l’ampleur des innovations induites par l’émergence des FinTechs sur la scène financière internationale, l’apparition de ces dernières, selon le Comité de Bâle, peut être comparée à de précédentes vagues d’innovations, comme celles qui ont donné naissance aux distributeurs automatiques bancaires, aux paiements électroniques et à la banque en ligne[17].

Paiement mobile, crowdfunding[18], cartes prépayées[19], monnaie virtuelle, monnaie électronique… Ces technologies nouvelles ont permis un plus grand anonymat des flux financiers et ont permis d’atteindre une célérité inédite dans les transferts de fonds d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. Ces progrès technologiques, induits par la mondialisation, ont permis le « développement de stratégies transnationales à caractère privé », pour la plus grande satisfaction des consommateurs mondialisés… que des criminels financiers. En bref, de nouvelles zones de vulnérabilité, se sont développées du fait de l’apparition de nouveaux produits financiers et de nouvelles technologies et lister ces dernières reviendrait à faire un inventaire à la Prévert.

Subséquemment, la règlementation peine à s’adapter et prendre en compte ces innovations, ce qui entraine des inefficacités de marché, profitables à certains, dommageables pour d’autres. Le régulateur se retrouve ainsi dans une situation délicate où il doit trouver un équilibre entre favoriser l’innovation, facteur évident de croissance économique et, d’autre part, garantir la sécurité des transactions, la liquidité des marchés et la maitrise des risques systémiques.

A noter que les FinTechs n’échappent pas au dispositif de LCB-FT mis en place au fil de années. Toutefois, ces dernières présentent des vulnérabilités nouvelles qu’il convient d’identifier et qui nécessitent l’adaptation de ce dispositif[20]. Comme évoqué en introduction, c’est en cela que la lutte contre le blanchiment de capitaux et complexe : l’arsenal juridique visant à lutter contre le blanchiment de capitaux doit s’adapter en permanence à l’évolution des méthodes de blanchiment de capitaux faisant fréquemment suite aux innovations impactant le système bancaire et financier.

L’étude de l’évolution du droit de la lutte contre le blanchiment de capitaux nous aura néanmoins permis de constater l’étendue du chemin parcouru depuis l’adoption de la Convention de Vienne en 1988.

[1] Celles-ci ont par la suite été révisées à maintes reprises. Elles ont été révisées une première fois en 1996, puis en juin 2003 pour tenir compte des nouvelles typologies ainsi que de l’élargissement des infractions concernées par le blanchiment des capitaux issu de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme entrée en vigueur en 2003. En février 2012, le GAFI a achevé une importante révision de ses normes et a publié les Recommandations du GAFI révisées.

[2] Lutte contre le blanchiment de capitaux.

[3] Directive 91/308/CEE du Conseil du 10 juin 1991 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux.

[4] Directive 2001/97/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 décembre 2001 modifiant la directive 91/308/CEE du Conseil relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux.

[5] Directive 2005/60/CE du Parlement et du Conseil du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme.

[6] Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

[7] Dans le sillage immédiat des attentats du 11 septembre 2001, la résolution 1373 du Conseil de sécurité adoptée le 28 septembre 2001 a rendu l’adoption de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme de 1999 obligatoire pour tous les États membres et a également exigé la mise en place, dans tous les États membres, de mesures de gel des avoirs terroristes. Les 29 et 30 octobre 2001 s’est tenue, à Washington, une réunion extraordinaire du GAFI, l’organisme de normalisation des standards internationaux de lutte contre le blanchiment de capitaux, qui a décidé d’étendre son mandat à la lutte contre le financement du terrorisme et a ainsi adopté huit recommandations spéciales dédiées à la lutte contre le financement du terrorisme

[8] Louise Amoore, Marieke De Goede, « Governance, risk and dataveillance in the war on terror », Crime Law and Social Change, 43(2), avril 2005, pp. 149-173.

[9] Tel est le cas du système hawala.

[10] Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme du 09 décembre 1999, article 2.

[11] Marie-Christine Dupuis-Danon, « La lutte contre la finance criminelle : financement du terrorisme et blanchiment d’argent sale », in Jean-François Daguzan (dir.), « Financement du terrorisme », Géoéconomie, automne 2004, n°31, p. 91.

[12] Thierry Coosemans, « Le renforcement de la sécurité intérieure de l’Union européenne », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 1773, no. 28, 2002, pp. 5-52.

[13] Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) no 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission.

[14] Adoptées en février 2012.

[15] Contraction de financial technology.

[16] Thierry Bonneau, Thibault Verbiest, « Fintech et droit », Revue Banque, 2017.

[17] Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, « Implications des évolutions de la technologie financière pour les banques et les autorités de contrôle bancaire », op.cit., p. 6.

[18] Selon une l’enquête menée par TRACFIN, une partie des dons était destinée à l’association « Sanabil » dissoute par le gouvernement en novembre 2016. Cette association s’affichait comme organisation d’aide aux détenus musulmans, mais comptait parmi ses bienfaiteurs des individus comme Amedy Coulibaly, et Salim Benghalem, bourreau français de l’État islamique condamné par la justice française.

[19] Le ministère de l’économie a révélé que des cartes de paiement prépayées avaient été utilisées dans la préparation des attentats du 13 novembre 2015, notamment pour financer les voitures et appartements conspiratifs des assaillants.

[20] À titre illustratif, la 5ème directive « LCB-FT » est venue assujettir les prestataires de services d’échange entre monnaies virtuelles et monnaies légales.