Dans l’histoire des élargissements successifs de l’Union européenne, certains ont pu susciter des craintes, parfois de franches hostilités, et ont donc eu leurs partisans comme leurs opposants. Peu ont toutefois aussi rapidement engendré des positions tranchées, des doutes quant à l’opportunité d’accueillir l’Ukraine. La perspective affichée d’intégrer l’Ukraine en accélérant la procédure d’adhésion suscite en effet de nombreuses réactions, notamment sur le plan agricole. Elles interviennent il est vrai dans un contexte de crise agricole structurelle. Cette perspective d’élargissement à l’Ukraine est un indice de la volonté de l’UE d’étendre sa zone d’influence, tant sur le plan géostratégique que sur celui de la géoéconomie.
Avec ses 41 millions d’hectares de SAU (surface agricole utile), l’Ukraine forme le second réservoir de terres cultivables du continent (les fameuses terres noires riches en humus). Le secteur agricole représente 20 % de la population active, et sa part dans le PIB national est de 10 %, proportion pouvant aller jusqu’à 20 % si l’on ajoute l’industrie agroalimentaire. De plus, l’Ukraine se distinguait, jusqu’à la guerre, par des exportations agricoles et alimentaires représentant 40% du total, et par un excédent commercial structurel de 17 milliards de dollars en moyenne.
Les points forts de l’Ukraine se situent dans le domaine des grains (orge, blé, maïs, oléagineux), du sucre, de l’huile de tournesol, de la volaille, etc. Juste avant le conflit avec la Russie, la production céréalière s’élevait à 70 millions de tonnes en moyenne sur la période 2017-2021. Quatrième exportateur mondial de blé et de maïs en 2021, troisième en colza et leader en huile de tournesol avec 40% des exportations mondiales, l’adhésion de l’Ukraine à l’UE porte en elle les ferments d’un bouleversement de l’échiquier agricole européen.
L’issue ou non à la guerre peut-elle avoir une incidence sur le rythme d’intégration ? Le Pacte Vert sera-t-il maintenu, et aura-t-il pour l’Ukraine un caractère aussi structurant ? On peut également s’interroger sur la contribution financière de Kiev au budget européen et par voie de conséquence au budget agricole. Si l’on retient que, selon Eurostat, la superficie moyenne des terres cultivables des exploitations de l’Ukraine avoisine les 485 hectares, on peut, même approximativement, évaluer les aides qui seraient versées aux agriculteurs ukrainiens. Le retour du débat autour des aides à la surface serait inévitable.
L’entrée de l’Ukraine dans l’UE porte le risque de voir basculer le centre de gravité agricole actuel de l’UE, de la France (18 % de la production des 27) vers l’Ukraine. Au regard de l’intensité concurrentielle qui s’est déployée depuis le début de la guerre entre les pays agricoles de l’UE et les producteurs ukrainiens, c’est la stabilité politique et agricole de l’UE qui est engagée, au risque de l’implosion.
L’un des indices de cette concurrence réside dans l’incessant accroissement depuis 2022, des importations de l’UE de céréales, de poulet, d’œufs, de sucre, sans droits de douane, mettant au jour un différentiel de compétitivité qui, par l’intégration, risquerait d’être fatal à l’Europe agricole. Nul doute qu’il s’agit de l’un des fondements de l’actuelle colère des agriculteurs. Si l’agriculture fut un socle de la construction européenne, elle pourrait en être, par cet élargissement, la source de sa dislocation.