Dans une interview accordée à la BBC en 1999 devenue légendaire, David Bowie analyse les effets d’internet sur le futur de l’industrie musicale. Pour lui, dans cette industrie dévastée par le téléchargement illégal, les revenus des artistes ne proviendraient plus à l’avenir des ventes de CD ni même de la musique elle-même mais des concerts. Parce que « l’artiste est la part matérielle de son immatérialité ». En somme, la musique allait progressivement devenir un outil de publicité et de promotion. Mais le vrai business allait se déporter ailleurs, dans l’organisation de méga-concerts.
25 ans après, il est savoureux de lire dans la presse que les concerts de Beyonce Knowles ou de Taylor Swift pourraient directement contribuer à l’inflation. Des villes s’attachent à les séduire pour organiser leurs spectacles pour dynamiser leurs économies locales. Elles rivalisent d’imagination en les nommant « maire d’honneur » (Taylor Swift à Tampa) voire même en changeant pour quelques jours de nom (« Santa Clara » devenue « Swiftie Clara »).
La fan-base, actif stratégique
Dans une veine proche, en 2014, l’annonce du rachat par Apple du fabricant de casques Beats, fondé par Dr Dre et Jimmy Iovine pour 3 milliards d’euros fit l’effet d’une bombe. Pourquoi donc l’entreprise, férue de croissance interne et de modèle fermé, allait-elle ainsi se lancer dans l’achat d’une entreprise de casques qu’elle aurait parfaitement pu concevoir et commercialiser elle-même ? La réponse était à chercher dans la transformation qui se profilait à l’horizon : la consommation de musique non plus par achat de morceaux à l’unité mais par l’écoute en streaming.
Ainsi, quand Apple a lancé Apple Music en juin 2015, l’ensemble de l’écosystème communautaire du hip-hop californien était déjà engagé auprès de la marque à la pomme. Succès d’audience et d’engagement assuré pour la plateforme, laquelle avait eu l’excellente idée d’accompagner celui-ci de la mise en ligne de l’album de Dr Dre attendu depuis près de 15 ans par les fans : Compton. Comme quoi, quand on fabrique des ordinateurs, on peut se sentir en capacité de produire des MP3 (IPod) ou des Smartphones (IPhone)… mais pas de développer une fan-base aussi engagée que savent le faire les artistes en général, et les rappeurs en particulier.
Avec la bascule de la consommation de musique vers le streaming, désormais mode de consommation ultra dominant, ce sujet de la « fan base » est devenu hautement stratégique. Pour une raison simple : à l’heure du streaming, il est plus important et rentable pour un artiste comme pour ses producteurs ou pour les maisons de disques qu’un même morceau soit écouté 100 fois par 10 000 personnes (1 000 000 d’écoutes) plutôt qu’il soit écouté 1 fois par 100 000 personnes. Ce modèle, qui était le modèle des radios et le principe même de la publicité à heure de grande écoute a vécu. On a envie d’ajouter que savoir susciter un tel engagement est d’autant plus important si une part non négligeable de ces 10 000 fans décident d’aller voir ensuite l’artiste en chair et en os, en concert, au prix fort.
Des business models en évolution
Cette révolution a tout bouleversé. Plutôt que de signer en majors, les artistes préfèrent s’auto-produire pour capter davantage de revenus grâce à l’appui de distributeurs qui, tels Musicast en France, leur rétrocèdent jusqu’à 60% des revenus d’écoutes. Pour les artistes les plus ambitieux, il s’agit même de signer en direct avec des acteurs comme Live Nation pour les méga-concerts, tout en gérant eux-mêmes le business de leurs show-cases dans les boîtes de nuit et les festivals.
Autant de transformations qui bouleversent tous les préjugés. Partout les musiques en langue nationale plutôt que les tubes US en viennent à dominer les charts nationaux. Le rap francophone est ainsi devenu le deuxième marché mondial… grâce au streaming en Afrique. Une transformation qui explique sans doute que Lancôme ait décidé de faire d’Aya Nakamura l’une de ses nouvelles égéries mondiales. Ou que Dior ait choisi le rappeur Orelsan parmi six autres célébrités internationales pour la promotion de Gris Dior, parfum destiné à casser la barrière des genres, mixte et unisexe.
Qu’il est loin donc le temps des années 1990 où pour Lacoste, être la marque au crocodile brandie comme étendard par les gamins des banlieues, quartiers et cités était vécu comme une catastrophe marketing. Lacoste désormais commercialise des hoodies. Quant à David Bowie il était, lui, en avance d’un bon quart de siècle…
Les intertitres sont de la rédaction.