Faire réapparaître les femmes dans les sciences

Publié le 08 mars 2022

L’utilisation de l’Intelligence artificielle (IA) explose pendant que la part des femmes dans les sciences, notamment des codeuses, peine à décoller. Les femmes sont minoritaires dans les disciplines centrales de la quatrième révolution industrielle, et l’enjeu de ce déséquilibre est de taille : la reproduction des inégalités sociale et économique, la concentration de valeur et le renforcement des schémas d’exclusion. D’où vient ce blocage au moment de l’orientation vers les études supérieures ? Comment éduquer et renverser la vapeur d’un navire lancé à si grande vitesse ?

Les robots n’ont pas de genre

« Nous devons encourager les filles et les femmes à devenir des chercheuses et des innovatrices à part entière, et les soutenir dans leurs projets. », explique Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU. Le 11 février, c’était la journée internationale des femmes et des filles de sciences, initiée par les Nations Unies[1]. C’est pour moi l’occasion de prendre la parole car nous sommes à un tournant. Sans doute le plus important de l’histoire de l’égalité. Nous touchons à un sujet qui prend racine dans la culture patriarcale (une culture qui lèse l’ensemble de l’humanité) et qui étend ses branches dans toutes les sphères de nos vies.

Nos vies sont désormais numérisées, nos idées digitales, notre travail, nos actes quotidiens, les outils, objets connectés, réunions, rendez-vous médicaux… tout ce qui nous entoure est projeté derrière un écran. Ce monde virtuel si prometteur représente l’avenir en cela qu’il constitue le tremplin pour agir dans et sur le monde réel. Communiquer sur les initiatives solidaires et responsables, développer des réseaux puissants, fédérer des communautés, rester en contact, mais aussi créer des outils et des machines fondées sur l’IA qui viennent compléter nos compétences humaines, analyser des données essentielles et permettre d’accomplir des prouesses médicales, par exemple.

Cette nouvelle ère, aussi incroyable que cela puisse paraître, ne s’ouvre malheureusement pas à tout le monde. En tout cas pas de la même façon. Comme si le monde entier avait un plan génial, bien ficelé, mais sans nous — 50 % de la population mondiale. Gênant. « Internet et ses algorithmes sont conçus en majorité par des hommes blancs hétérosexuels et américains. […] A l’ère des fake news et des bulles filtrantes, jamais les biais de genre, de sexe ou de race n’ont été aussi présents[2]. » Grand moment de solitude. Et ce phénomène est d’autant plus vicieux qu’il prend vie de manière insidieuse, dans les coulisses des machines que nous utilisons. Notre société patriarcale, avec son monde de préjugés, déteint honteusement sur notre société numérique. Ce sont ces fameux algorithmes entraînés avec les données d’un monde inégalitaire, via ceux qui les ont conçus, qui introduisent des stéréotypes de genres, à travers des biais de langage, dans les outils numériques et services en ligne que nous utilisons tous les jours. Ce qu’on appelle les « boucles de rétroaction » renforcent donc le sexisme dans les produits de l’IA.

L’enjeu réside dans le fait que nous vivons dans un monde où les prises de décision dépendent de plus en plus de ces algorithmes construits sur des données déséquilibrées et erronées. Quelques exemples. Les logiciels de traduction donnent aux mots anglais non genrés « doctor » et « nurse », une traduction genrée en français, soit un docteur et une infirmière. Les logiciels de reconnaissance faciale sont aussi particulièrement touchés car la propagation des biais se fait en séries via les plateformes de partage de code. Les algorithmes de paies, largement utilisés, reproduisent également les salaires inégaux entre les sexes.

Nous devons sans cesse nous adapter à un monde pensé et dessiné par et pour les hommes. Les données sur les femmes sont donc très peu recueillies et prises en compte, même hors du champ d’action numérique. Le secteur automobile par exemple n’utilisait jusque récemment que des mannequins à la morphologie masculine pour les crash tests règlementaires de sécurité ; cette exclusion étant loin d’être anecdotique puisqu’elle touche à la sécurité en lien avec un éventuel accident. L’industrie pharmaceutique également, aussi incroyable que cela puisse paraître, ne prend pas en compte les différences physiologiques entre les hommes et les femmes dans le cadre des tests de médicaments, qui sont généralement réalisés uniquement sur des animaux mâles pour que les hormones n’interfèrent pas dans le résultat.

Jusqu’ici, notre société n’a pas su tirer les leçons de son expérience pour capitaliser sur la mixité et l’inclusion, en s’appuyant sur la richesse qu’offre l’IA. En 2018, le mathématicien et député Cédric Villani déclarait : « L’IA doit prioritairement nous aider à activer nos droits fondamentaux, augmenter le lien social et renforcer les solidarités ».

Où sont les femmes ?

Le déficit mondial des femmes dans les filières numérique et scientifiques dites « dures » (mathématiques, physique, chimie, sciences de l’ingénieur.e) est alarmant. Malgré une forte demande des entreprises, les femmes manquent cruellement dans les secteurs mathématiques, aéronautique, mécanique et du génie industriel. Les crises, et leurs conséquences économiques et sociales majeures, n’ont fait qu’amplifier cet inique phénomène. Depuis le début de la pandémie de la Covid-19, les femmes souffrent de ce qu’on appelle la « récession rose », caractérisée par des préjudices économiques extrêmes, dus à des inégalités historiques qui les rendent particulièrement vulnérables. Comme toutes les crises, la pandémie a malheureusement touché d’abord les personnes défavorisées et les femmes. Il s’agit d’un phénomène typique des crises : dans le resserrement que provoque la situation, le caractère pluriel de la société a tendance à être mis de côté. Pour garantir une reconstruction pérenne, il est indispensable que l’ensemble des êtres humains soient pris en compte, d’autant plus en temps de crise et de renaissance où les femmes tiennent souvent un rôle prépondérant. D’après Evelyne Para, représentante de Soroptimist International ONU à l’UNESCO, « cette crise a provoqué des bouleversements dans l’équilibre travail – vie personnelle qui pourraient bien s’installer. Ces changements devront se traduire par des politiques garantissant que les femmes n’assument pas une part disproportionnée du travail non rémunéré (tâches parentales, domestiques et éducatives), mais qu’elles disposent plutôt de suffisamment de temps et d’énergie pour laisser leur empreinte sur les sciences et les innovations du futur[3] […]. » Il existe par ailleurs actuellement 225 groupes de travail dans le monde en lien avec l’étude de la crise sanitaire Covid-19 — les femmes ne représentent qu’un quart de leurs membres[4]… Tout le travail est donc à (re)faire pour accélérer l’égalité économique. C’est la mission que s’est donné le forum Génération Egalité, une conférence de l’ONU sur l’égalité des sexes qui s’est tenue à Paris à l’été 2021 et qui a permis de réunir 40 milliards de nouveaux investissements. « Pour défendre la démocratie, nous devons lutter pour l’égalité hommes-femmes » a déclaré Kamala Harris, première femme vice-présidente des États-Unis, à cette occasion.

Les lycéennes ont beau représenter 41 % des effectifs en terminale scientifique, avec un taux de réussite plus élevé que leurs homologues masculins à l’épreuve du baccalauréat, le soufflé retombe au moment de choisir son orientation dans les études supérieures. Moins de 2 % des filles envisagent de devenir ingénieures ou informaticiennes. Et parmi les causes avancées, outre la reproduction des inégalités via l’influence des parents dans le choix de la formation[5], c’est souvent l’ambiance sur le campus qui est citée. « Les filles sont en effet sans cesse renvoyées à des stéréotypes sur les soins aux autres, à la vie familiale, à la santé », indique Sylvaine Turck-Chièze, astrophysicienne et présidente de l’association Femmes et Sciences, qui officie depuis 20 ans sur le sujet, et à l’origine récemment du projet La Science taille XX Elles, ayant permis une exposition de portraits de femmes scientifiques — remarquables mais toujours méconnues — qui ont fait et font la science[6].

Il faut dire que ce qu’on appelle le « patriarcat du numérique » ne date pas d’hier. Les scandales, notamment liés à des cas de sexisme et de harcèlement absolument édifiants dans certaines écoles, se multiplient et favorisent l’exclusion des femmes. L’environnement, de par sa réputation, reste en effet très peu accueillant et peu attrayant pour elles. On pense notamment à l’école 42 fondée en 2013, premier établissement à proposer une formation en développement Web entièrement gratuite et sans condition de diplôme, malheureusement également assortie d’un sexisme pesant, d’une ambiance délétère et d’une chaîne Slack interne pornographique. Les écoles scientifiques ne sont malheureusement pas non plus épargnées par ce fléau, où sexisme ordinaire et violences sexuelles persistent, les écoles d’ingénieur.es en tête, véritables « bastions virilistes » sans aucune structure de soutien ni d’engagement clair aux côtés des victimes de harcèlement. Des établissements dans la ligne de mire du Haut conseil à l’égalité qui publie depuis 2017 un rapport annuel sur l’état des lieux du sexisme en France[7]. Des actions sont menées pour accompagner ces établissements ; on peut citer notamment les espaces de parole créés par l’association Empow’Her, et Safe Campus, une plateforme imaginée par Marine Dupriez, elle-même diplômée de l’EDHEC.

Cette faiblesse de notre système vis-à-vis de l’accueil des femmes dans ce type d’environnement est intolérable ! Même si les langues se délient peu à peu et que des mesures drastiques ont été prises au cas par cas, la mission éducative reste colossale.

Féminiser le numérique aujourd’hui

Cette absence de représentation féminine dans les métiers des STEM[8],[9], dans un contexte sensiblement paradoxal d’adoption de nombreux dispositifs en faveur de l’égalité femmes / hommes dans l’économie, crée donc également des inégalités d’usage qui toucheront toutes les sphères de notre quotidien. Puisque la technologie est dominée par les hommes, c’est le même schéma de validation des pairs qui se reproduit à tous les niveaux : entrepreneuriat, investissements, postes à responsabilités, fixation des salaires, octroi de bourses d’études et de recherches, promotions, représentation de travaux dans les revues scientifiques, etc. Il faut savoir par exemple que dans l’écosystème des start-ups, seuls 3 % des fonds levés en 2020 l’ont été par des équipes totalement féminines. Les entrepreneuses ne représentent que 2 % des projets levant entre 15 et 50 millions d’euros ; au-delà de 50 millions, elles disparaissent.

Alors que la population active traverse une phase de transformation fondamentale, il est urgent d’accompagner les jeunes femmes dans le décryptage du nouveau monde du travail pour accéder à un véritable choix professionnel. Tout se joue maintenant, la prise de conscience est déjà trop tardive ! Les programmations, le développement, les codages battent leur plein. Sophie Viger, directrice générale de l’école 42 depuis 2018, prêche pour plus de mixité dans la tech : « Chez 42, il nous est inconcevable d’imaginer une société où [les femmes] seraient de simples spectatrices ». L’ambiance dans le secteur mute progressivement afin d’inspirer les parcours et de favoriser les reconversions. L’école a attiré 46 % de femmes aux dernières sélections, contre seulement 7 % en 2017 ! C’est en répétant, en martelant, en allant vers que le message passera. Nous avons les compétences et la tech a besoin de nous. Les initiatives éclosent un peu partout et inspirent. Pour en citer quelques unes, le Superrr Lab développé par les berlinoises Julia Kloiber et Elisa Lindinger, une organisation qui vient en aide aux acteurs publics et privés pour favoriser l’innovation technologique inclusive, ou encore le Gendered Project de l’ingénieure logiciel d’origine nigériane Omayeli Arenyeka, une bibliothèque évolutive qui répertorie les mots sexistes anglais — une base de données tristement riche, véritable critique de la technologie[10].

Dans un contexte que l’on connaît bien désormais, où les grandes femmes scientifiques de l’histoire ont été littéralement effacées au profit de travaux masculins, nous n’avons finalement pas besoin d’aller chercher très loin nos rôles modèles, qu’elles soient historiques ou contemporaines : marchons sur les traces de Grace Hopper, Ada Lovelace, Hedy Lamar, Stephanie Kwolek, Gertrude Elion, Maria Telkes, Marie Curie, ou encore Shirley Jackson… Tous ces noms n’évoquent pas grand-chose et pourtant… ces informaticiennes, pionnières du code, inventrices, chimistes, physiciennes, chercheuses auraient toujours dû figurer dans nos manuels d’histoire et de sciences. Les femmes scientifiques contemporaines ne manquent pas non plus à l’appel, et gagneraient à être mises en avant. Quelques noms pour inspirer une recherche plus vaste et découvrir des destins incroyables : les astronautes Mae Jemison et Kalpana Chawla, la mathématicienne Maryam Mirzakhani, la physicienne Mildred Dresselhaus, la virologue Françoise Barré-Sinoussi, les prix Nobel 2020 de chimie Jennifer Doudna et Emmanuel Charpentier, ou encore la climatologue Inez Fung…

Les technologies numériques sont cruciales pour la future compétitivité économique. Or, pour être intelligente, la révolution numérique devra être inclusive. Une étude de la Commission européenne publiée en 2018 a démontré qu’attirer davantage de femmes sur le marché du travail du numérique, au-delà de combler une pénurie de compétences[11], pourrait injecter 16 milliards d’euros supplémentaires dans l’économie européenne. L’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes a quant à lui mesuré que combler l’écart entre les genres dans l’enseignement des STEM aurait un effet positif sur la croissance économique dans l’union européenne, contribuant à une augmentation du PIB par tête allant de 0,7 % à 0,9 % d’ici 2030 et de 2,2 % à 3 % d’ici 2050.

En ce qui concerne la France, il faudra pousser plus loin encore la machine du numérique. Pour booster sa puissance financière et maîtriser les technologies les plus stratégiques comme celles liées au traitement de la data, nul doute qu’il faudra passer par l’avènement de la mixité. Il en va donc du leadership économique de la France pour assurer son indépendance et sa souveraineté technologique. Il est désormais établi qu’attirer plus de femmes dans les professions STEM permettrait de gagner sur tous les plans : croissance économique, créativité, attractivité, innovation… Le manque à gagner est énorme ! La mixité fait tout en somme. Pourquoi passer à côté ? Un tel gâchis au nom de quoi ?

Inspirer la neutralité numérique

Comment éviter dès lors que les femmes soient les grandes oubliées du siècle actuel et de celui à venir ? Comment susciter des passions, inspirer des envies ? Il y a urgence à agir pour éviter qu’elles voient leur vocation pour les STEM contrariée dès le plus jeune âge et pour refuser l’auto-censure qu’elles s’infligent : lançons des programmes, allons rencontrer les jeunes filles, sensibilisons dès le collège, adressons nous aux bonnes personnes, investissons cette cause à tous les niveaux et incitons le gouvernement à poursuivre sa trajectoire sur ces sujets ! C’est à ce titre que « le machine learning doit être réexaminé avec une paire de lunettes féministes. », affirme Caroline Sinders, designer et fondatrice du projet Feminist Data Set, lancé en 2017, qui travaille sur la création d’une IA féministe. Après tout, lorsqu’un changement commence à tarder, pourquoi ne pas aller le provoquer ?

Parce qu’il est techniquement possible de renverser la vapeur. De la même façon que le numérique se transforme en un miroir des préjugés humains, il est possible de corriger les biais via le codage. « C’est là la force et la faiblesse de la réutilisation du code : les biais se propagent vite mais leur correction peut rapidement toucher beaucoup de personnes. […] Cette technologie a des biais sexistes, mais elle peut aussi être mise au service d’une société plus égalitaire. Il s’agit de savoir à quel point nous voulons utiliser la technologie pour changer la réalité. En sachant qu’il est peut-être plus facile de modifier des lignes de codes que les mentalités[12]. », affirment Aude Bernheim et Flora Vincent, docteures en sciences et fondatrices de l’association Wax Science, pour la promotion de la mixité dans les sciences.

Encore faut-il les identifier et s’y atteler. C’est la mission que s’est donnée la chercheuse informaticienne américano-ghanéenne Joy Buolamwini, fondatrice de Algorithmic Justice League, pour supprimer les défaillances du système. Et c’est le rêve que nous avons pour toutes les jeunes filles, afin que se propage enfin à travers le monde le code indispensable de l’égalité.

 


[1] https://www.un.org/fr/observances/women-and-girls-in-science-day

[2] Contre les biais de genre dans la tech, des militantes 2.0, Mehdi Atmani, 18 novembre 2021

[3] « Les femmes sont-elle prêtes pour un avenir numérique ? », Evelyne Para, Soroptimist international, 17 juillet 2021

[4] « Les femmes, grandes perdantes de la pandémie », Rachel Hartigan, National Geographic, 1er juillet 2021

[5] L’Observatoire sur la féminisation des métiers du numérique, Epitech et Ipsos, novembre 2021

[6] Exposition La science taille XX Elles en IDF, 2020, https://www.femmesetsciences.fr/la-science-taille-xx-elles-iledefrance

[7] Rapport annuel 2020-2021 sur l’état du sexisme en France, HCE, 2021, https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/actualites/article/3eme-etat-des-lieux-du-sexisme-en-france-consequences-de-la-crise-sanitaire-sur

[8] Sciences, Technology, Engeneering and Mathematics (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques)

[9] Quelques chiffres édifiants : dans les secteurs de pointe tels que l’IA, les chercheuses ne représentent que 22 % des professionnels. Seulement 27 % des codeur.euses sont des femmes, 56 % des femmes occupant un poste technique dans les entreprises de ce domaine le quittent en milieu de carrière. Source : Fondation Femmes@Numérique (2019), Quelle place pour les femmes dans le numérique ?

[10] https://genderedproject.org/

[11] La demande de compétences en STEM s’accroît de manière radicale : sur le marché du travail européen, elle a triplé en 10 ans.

[12] L’intelligence artificielle, pas sans elles !, Aude Bernheim et Flora Vincent, éditions Belin, collection « Egale à égal » du laboratoire de l’égalité, 2019. Interview pour l’Usine Nouvelle, « Les biais de l’IA peuvent être corrigés », Marion Garreau, 08 mars 2019