« Les cartes sont rebattues à l’international, les entreprises françaises doivent en profiter pour se positionner au plus vite » – Isabelle Bébéar

Publié le 24 février 2021

Investissements internationaux en berne, partenariats privés français, aide aux entrepreneurs, transition écologique, Afrique… Comment Bpifrance se positionne et aide les entreprises à surmonter la crise économique liée à la COVID-19 ? Entretien et état des lieux de la crise à travers le monde avec Isabelle Bébéar, Directrice des affaires internationales et européennes de la banque publique d’investissement française.

  • En ces temps d’incertitude, quel message voulez-vous faire passer aux entreprises françaises ? Comment les stratégies d’internationalisation et d’export peuvent-elles traverser la crise – voire même en tirer profit ? Quels sont vos conseils en la matière ?

La crise sanitaire a bouleversé les pratiques à l’export, mais elle crée aussi des opportunités pour les entreprises françaises, à la faveur des défaillances de concurrents internationaux. Les cartes sont rebattues à l’international, les entreprises françaises doivent en profiter pour se positionner au plus vite. La Team France Export, dont Bpifrance est l’un des fondateurs aux côtés de Business France et des Chambres de Commerce, est à leur disposition pour les soutenir dans leurs ambitions. Nous sommes tous mobilisés pour assurer la réussite et l’efficacité du Plan de relance Export annoncé par le gouvernement au mois d’octobre.

  • Faut-il craindre un recul des investissements internationaux ? Quelle zone régionale résiste à votre avis le mieux ?

Oui la crise a eu impact sur les investissements internationaux. Si on regarde les dernières données des Investissements Directs Étrangers (IDE), ils ont été en nette baisse sur le premier semestre 2020 dans le monde (- 50% environ).

Ces baisses d’IDE sont liées à plusieurs phénomènes : aux reports des annonces de projets de fusions et acquisitions internationaux dans un contexte de faible visibilité, au fort ralentissement économique mondial, avec un repli des financements de projets d’infrastructures, à la tendance baissière des prix des matières premières, qui pénalise les industries extractives de nombreux pays en développement.

La baisse a été particulièrement sévère dans les pays développés (- 75% au S1 2020). L’Asie a enregistré un repli moindre (- 12%, grâce à la résilience des flux à destination de la Chine), suivi par l’Afrique (- 28%) et l’Amérique Latine (- 25%).

En Afrique la situation est très différente au sein de chaque zone, selon les économies, leur spécialisation productive et leur exposition à la crise. Au cours du 1er semestre, l’Afrique subsaharienne a été moins touchée par le repli que l’Afrique du Nord et ce sont les pays dépendant des matières premières qui ont enregistré les baisses les plus fortes (Nigeria près de -30 %).

Les pays dont la croissance restera positive ou faiblement négative (Afrique de l’Ouest et de l’Est notamment) devraient être les plus attractifs. À ce titre, une étude récente de Deloitte (Africa CEOs Survey) fait apparaître que les pays les plus attractifs pour le secteur privé seraient la Côte d’Ivoire, le Kenya, le Ghana, le Sénégal, le Rwanda. Parmi les 10 premiers pays figurent 4 pays ouest-africains.

Avec la reprise prévue en 2021, les IDE devraient rebondir. Avec la reprise industrielle mondiale en cours, la demande de matières premières devrait pousser les investissements dans ce secteur à la hausse (le secteur des matières premières concentrait 40% des nouveau projets d’investissement en 2019). Certains secteurs (pétrole, tourisme) devraient cependant être encore en retrait, tant que la mobilité au niveau mondial ne se sera pas normalisée. Il existe encore un certain nombre d’incertitudes bien sûr sur le timing de cette reprise et notamment le déploiement des nouveaux vaccins annoncés qui pourraient une fois distribués changer rapidement la donne.

  • En partenariat avec Proparco, vous avez a lancé en octobre dernier Averroès Africa, votre quatrième fonds pour l’Afrique. Sa taille cible s’élève à 100 millions d’euros. Dans quel cadre la création de ce fonds s’inscrit-elle ? Quelle stratégie comptez-vous mettre en œuvre en le déployant ? Quelle typologie d’entreprises et quels secteurs cherchez-vous en priorité à atteindre ? Les critères ESG restent-ils un axe prioritaire de vos stratégies de financement, en Afrique comme ailleurs ?

Le dispositif Averroès a été lancé en 2003 par Bpifrance et Proparco pour soutenir le développement du marché du capital investissement d’abord en Afrique du Nord puis sur l’ensemble du continent avec le lancement d’un premier véhicule panafricain (Averroès Finance III) en 2015.

Forts du succès de ce dispositif pionnier en fonds de fonds ayant permis de drainer près de 1,2 milliard d’euros dans une vingtaine de fonds de capital investissement et plus de 150 entreprises réparties dans 40 pays africains, Bpifrance et Proparco ont souhaité poursuivre leur collaboration en lançant un nouveau véhicule – Averroès Africa. Averroès Africa, tout comme ses prédécesseurs, est ouvert à la souscription d’investisseurs tiers public et privés, français et étrangers, qui viendront compléter le tour de table du premier closing, d’un montant de 55 millions d’euros, afin d’atteindre la taille cible de 100 millions d’euros.

Averroès Africa reprendra la thèse d’investissement d’Averroès Finance III en ciblant des fonds de capital-investissement plurisectoriels, ayant une dimension multi-pays, régionale ou panafricaine, et gérés par des équipes expérimentées. Averroès Africa aura un tropisme accru pour les fonds de capital-risque et, pour la première fois, il pourra investir dans des fonds sectoriels des services financiers, de la santé et de l’agro-industrie, en cohérence avec l’évolution du marché africain. Avec un objectif de 10 à 12 fonds en portefeuille, Averroès Africa offrira à terme une exposition à plus d’une centaine de sociétés africaines, de la start-up à l’ETI, dans tous les grands secteurs liés à l’émergence de la classe moyenne africaine, tels que les biens de grande consommation, les transports et la logistique, l’industrie, l’éducation ou les TMT.

Au-delà de la performance financière, l’équipe d’Averroès Africa aura à cœur de maximiser l’impact de ses investissements en matière environnementale, sociale et de gouvernance, en ligne avec les engagements pris par Bpifrance et Proparco. L’équipe cherchera également, comme pour les véhicules prédécesseurs, à générer des flux d’affaires entre les entreprises africaines en portefeuille et les entreprises françaises soutenues par Bpifrance et désireuses de saisir les opportunités offertes par le marché africain.

  • Quel état des lieux dresseriez-vous des partenariats privés entre la France et l’Afrique ?

La France est un partenaire commercial important pour l’Afrique, le deuxième pays européen exportateur vers le continent, en particulier dans les secteurs des énergies renouvelables, du numérique et de la ville durable.

Les IDE français en Afrique ont été multipliés par 10 entre 2000 et 2017 et représentent le 3e stock le plus important, après le Royaume-Uni et les États-Unis. En 2017, 30% des IDE étaient destinés à l’Afrique du Nord, alors que l’Afrique subsaharienne était en progression : + 6 points entre 2014 et 2017.

Autre point positif, de nombreux groupes français, plus de 1.100, sont implantés en Afrique avec plus de 2.109 filiales, ce qui fait de la France l’un des premiers employeurs d’Afrique saharienne : près de 470.000 emplois directs et indirects résultent de la présence économique française.

Enfin, la concurrence internationale est certes très forte, mais la démarche de relation gagnant – gagnant proposée par la plupart des entreprises françaises est un énorme avantage comparatif. L’importance de ces partenariats devrait donc grandir, avec une recherche d’impact positif sur les sociétés. La plupart des entreprises françaises mettent en place des programmes de formation professionnelle en interne à destination de leurs employés. Elles ont à cœur de respecter les normes mises en place au niveau international, notamment environnementales, sociales et de sécurité, et de promouvoir les bonnes pratiques en matière de qualité.

  • Quels sont les principaux freins à l’investissement et au financement de l’économie en Afrique ? Remarquez-vous des différences notables par régions, par secteurs ? Quelles solutions y apporter ?

Il serait erroné d’énoncer des règles générales à toute l’Afrique, les situations étant très contrastées d’une région à une autre. On peut quand même noter des difficultés pour les TPE et PME qui peinent à trouver des financements bancaires. Le financement de l’innovation, secteur au potentiel immense en Afrique, en est aussi à ses débuts. Quelques fonds de capital-risque très professionnels, trop peu, ont été lancés par des équipes comme Partech Africa et Cathay AfricInvest. Il reste encore beaucoup de place pour ce type d’outil, mais aussi pour des financements plus amont, en amorçage. Les gouvernements africains doivent s’emparer de ce sujet. L’exemple de la Tunisie est à ce titre exemplaire. Avec le vote du Start-up Act, les autorités tunisiennes ont créé un label qui permet aux start-up d’accéder à l’univers Start-up Act et à tous ses avantages (bourse, congé pour création, etc.). Un fonds de fonds pour l’amorçage, Anava, est en cours de création. D’autres mesures sont en cours d’élaboration. C’est un exemple à suivre pour beaucoup de pays africains. Chez Bpifrance, nous sommes prêts à les accompagner en transférant notre expérience de plus de 20 ans dans le financement et la création de l’écosystème français de l’innovation.

  • Bpifrance a très récemment annoncé un partenariat de co-investissement avec le fonds souverain du Kazakhstan, Samruk-Kazyna, à hauteur de 100 millions d’euros. Ce partenariat vise à consolider les relations d’affaires au profit des PME et ETI françaises et kazakhes. Quelles opportunités commerciales le Kazakhstan offre-t-il à cette strate du tissu entrepreneurial français dont les tentatives d’internationalisation sont en général complexes ? Pour quels secteurs ? Quels types de partenariats et d’investissements cherchez-vous à favoriser ?

La plateforme de co-investissement ciblera les PME et ETI françaises, kazakhstanaises ou joint-ventures dans les secteurs de l’industrie, de la transition écologique et énergétique, de l’agriculture, de l’éducation et de la santé. Les deux partenaires investiront en direct des tickets minoritaires compris entre 10 et 40 millions d’euros et mettront à profit leur expertise et leur réseau pour soutenir le développement des sociétés du portefeuille en France, au Kazakhstan et dans la région de l’Asie centrale. Certaines des opportunités d’investissement identifiées pourront être proposées en co-investissement à d’autres fonds souverains partenaires de Bpifrance et de Samruk-Kazyna.

  • Le développement de partenariats avec des fonds souverains est-il un axe stratégique pour le déploiement de Bpifrance ? Avec quels autres pays avez-vous conclu ce genre de partenariats ? Où comptez-vous vous tourner à l’avenir ?

Le partenariat avec Samruk-Kazyna s’inscrit dans le cadre des missions de Bpifrance de développer des relations partenariales de long terme avec des fonds souverains étrangers afin de réaliser des opérations de co-investissement en France et à l’international. Nous travaillons déjà avec plusieurs fonds souverains de la planète : CIC en Chine, QIA au Qatar, KIC en Corée du Sud, RDIF en Russie et bien sûr Mubadala, le fonds souverain d’Abu Dhabi, qui a souscrit un milliard d’euros dans notre fonds Lac1. Ce fonds a une taille cible de 10 milliards d’euros et a vocation à accompagner sur le long terme des multinationales françaises cotées, en s’appuyant sur la position de Bpifrance au sein de son écosystème, sa connaissance des transitions technologiques et son expertise dans la gouvernance de sociétés cotées. Notre objectif est d’attirer d’autres acteurs institutionnels internationaux de cette envergure pour investir dans Lac1.

  • L’Amérique latine est parmi les zones les plus durement touchées par la Covid. Quel est votre pronostic sur l’évolution de la situation économique sur le continent ? Discernez-vous encore de belles perspectives de développement des entreprises françaises vers certains pays latino-américains ? Pour quels secteurs ?

L’Amérique latine est la région la plus affectée en termes de perspectives de croissance avec une chute de l’activité de – 8,1% en 2020 (contre – 4,4% prévision monde). Mais l’activité économique reprend dans la plupart des pays depuis le mois de mai 2020, tirée notamment par l’assouplissement progressif des mesures de distanciation sociale et un soutien budgétaire moyen estimé à 4,2% du PIB et quasi-budgétaire (prêts bancaires garantis par l’État pour préserver la trésorerie en particulier), estimé à 10% du PIB en moyenne pour l’ensemble de la région. Les conditions financières se sont un peu assouplies après le pic observé aux mois de mars-avril, sans pour autant revenir à leur niveau d’avant-crise, soutenues en partie par le ralentissement des sorties de capitaux de la région et la baisse des taux d’intérêts aux États-Unis ayant contribué à réduire le stress financier dans la plupart des pays de la zone.

Les économies devraient donc globalement rebondir en 2021 même si à des rythmes différents. Parmi les grands pays de la zone, le Pérou devrait tirer son épingle du jeu et, si le contexte politique et social devrait rester délicat, afficher une croissance robuste prévue à 9,6% en 2021, favorisée notamment par les mesures de soutien à l’économie auxquelles viennent s’ajouter un programme de grands travaux d’infrastructures notamment (transports, hôpitaux…), représentant un effort estimé à plus de 20% du PIB. Le Chili a une capacité de rebond également forte, avec la reprise mondiale qui tire les prix du cuivre à la hausse.

Les perspectives pour le Brésil sont un peu moins optimistes. A ce stade, le pays s’en sort toutefois mieux que la plupart des pays de la région en termes d’activité (chute de l’activité estimée à 4,5% par le consensus de marché de la Banque centrale le 27 novembre), lié en grande partie aux mesures de soutien au pouvoir d’achat des ménages (transferts d’argent) estimées à 4,8% du PIB et aux mesures sanitaires moins strictes que dans la plupart des pays de la région, au prix d’une dette publique qui aura fortement augmenté. Pour 2021, la force du rebond dépendra de l’évolution de la situation sanitaire dans le pays, de la reprise du marché du travail (le taux de chômage devrait dépasser 15% cette année) et de la reprise de l’activité des services dont la récupération reste encore très lente.

Il y aura donc toujours des opportunités pour les entreprises françaises sur le continent. La région reste un marché important avec environ 660 millions de personnes, (environ 200 millions au Brésil) et parmi les 10 premiers pays au monde récipiendaires d’IDE. Le taux de change des monnaies locales, notamment le taux EUR/BRL est assez favorable aux opérations de croissance externe.

L’Amérique latine est une région qui est très urbanisée, puisque près de 90% de la population vit dans les zones urbaines. Des secteurs porteurs pour les entreprises françaises se situent dans les domaines de la gestion de l’eau, des déchets, de la mobilité urbaine…. La crise sanitaire aurait également créé un besoin de solutions numériques dans le domaine de l’éducation dans cette région.