Perspectives franco-russes sur les données et l’IA en santé – Florent Parmentier

Publié le 22 janvier 2021

L’année 2020 aura au moins eu un mérite : montrer l’importance de la santé comme enjeu géopolitique. Plus exactement, si une pandémie n’est pas un événement géopolitique en soi, elle sert d’arbitre dans les jeux de redistribution des puissances et des représentations des acteurs mondiaux. De fait, l’année a commencé avec l’expansion d’une pandémie mondiale, ayant engendré de nombreuses perturbations. Elle a entraîné des coopérations limitées (dans les instances internationales) dans un horizon de compétition accrue (chaque État cherchant à s’en sortir par ses propres moyens). L’année a continué avec des interrogations profondes des Européens en matière de souveraineté sanitaire, autrement dit la capacité à fournir des biens pharmaceutiques et des masques pour leur population. Elle se conclut avec la course aux vaccins, ce qui suppose la capacité à les inventer, à les produire et à les distribuer. La capacité des États à faire face à la pandémie est à la fois un enjeu de prestige – qui a le meilleur système sociopolitique pour faire face à la pandémie – mais aussi d’influence, dans le but de promouvoir un système de valeurs et des solutions sanitaires spécifiques.

Au-delà des effets immédiatement perceptibles de la pandémie,  liés aux malades, aux masques et aux vaccins, cette crise nous interroge également sur le traitement qui est réservé aux données de santé et à l’IA, largement mobilisés pendant la crise [1]. Cette question est ici aussi évidemment fondamentalement géopolitique, et ce qui se joue concerne tout autant la puissance d’un État, c’est-à-dire sa capacité à faire face à des menaces, et à garantir les préférences sociales de ses habitants (notamment en matière de libertés publiques et de souveraineté). C’est à cette aune que les stratégies françaises et russes doivent être analysées.

La crise Covid a illustré la nouvelle dimension prise par la Chine dans la politique internationale, et en particulier en ce qui concerne les données et l’IA

La rivalité sino-américaine, élément structurant du champ

Il convient d’observer que la rivalité sino-américaine se joue à plusieurs niveaux pendant la pandémie. Dans les discours, le « Chinese virus » de Donald Trump a répondu à l’accusation d’une origine américaine du virus [2] ; au niveau diplomatique ensuite, la lutte pour l’influence au sein de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a été un fait notable, et a abouti au retrait des États-Unis sous Donald Trump ; cette rivalité se manifeste au niveau économique et technologique enfin, avec la signature par la Chine du Partenariat régional économique global (novembre 2020), les batailles commerciales et la place singulière des géants du numérique des deux côtés.

Sans doute, la crise Covid a illustré la nouvelle dimension prise par la Chine dans la politique internationale, et en particulier en ce qui concerne les données et l’IA. Se trouvant d’abord en position d’accusée, étant à l’épicentre du virus, la Chine a ensuite fait preuve d’un activisme diplomatique à plusieurs niveaux pour rehausser son image et tâcher de faire avancer au mieux ses intérêts, désirant s’afficher comme un modèle. C’est tout l’enjeu par exemple de la route de la soie sanitaire, dont le directeur de l’OMS, le docteur Tedros, a fait mention dès 2017 [3], et qui prend une nouvelle actualité avec la crise pandémique. À l’heure où l’Europe définit encore sa politique face aux géants du numérique, les États-Unis et la Chine se livrent une compétition pleine et féroce en matière technologique, comme l’illustre la politique américaine d’ostracisme vis-à-vis de Huawei ou de Tiktok.

Ainsi, la Chine ayant clairement montré son intention de devenir la première puissance mondiale de l’intelligence artificielle, désirant supplanter les États-Unis, à l’occasion de son Plan de développement de l’intelligence artificielle nouvelle génération [4] (juillet 2017), qui complète le document Made in China 2025 [5] (mai 2015). Côté américain, l’intelligence artificielle fait également partie des technologies critiques et émergentes qui font l’objet d’une attention de la présidence américaine (octobre 2020), ce qui explique une tension accrue avec la Chine. Pour autant, la recherche en IA ne se limite pas à ces deux pays, d’autres acteurs cherchant à tirer leur épingle du jeu dans ce champ techno-scientifique.

La France recherche son salut en faisant la promotion d’une approche européenne en matière de souveraineté technologique

France et Russie, deux stratégies pour les données et l’IA

Derrière les deux géants, les autres États tentent de s’adapter à ces nouveaux développements technologiques dans leurs contextes numériques, France et Russie parmi d’autres.

Ces deux États partagent un certain nombre de caractéristiques, à commencer par un héritage scientifique, avec deux grandes écoles mathématiques et des recherches de pointe dans les sciences dures. Ils ont également compris la nécessité d’atteindre une masse critique de données pour faire tourner les algorithmes, à défaut d’avoir des plateformes puissantes comme les deux géants (GAFAM et BATX) [7] : dans cette perspective, la France recherche son salut en faisant la promotion d’une approche européenne en matière de souveraineté technologique, tandis que la Russie tente également d’étendre son approche au sein de l’espace économique eurasiatique. Paris et Moscou ont également développé des stratégies d’IA ces dernières années, respectivement en 2018 (mission Villani) pour la France et 2019 pour la Russie [8]. Aussi, les deux États souffrent également de difficultés communes, comme le manque de profondeur financière des deux économies pour accompagner le développement de ses groupes technologiques.

Pour autant, de vraies différences apparaissent entre les stratégies des deux États, derrière un discours commun de recherche de souveraineté numérique, ce qui suppose à la fois une protection (à tout le moins une régulation) du marché intérieur tout en bénéficiant des technologies de pointe émergeant au-delà des frontières. Tandis que l’écosystème russe se concentre sur une dimension militaire plus que civile (la santé est mentionnée parmi les priorités pour cette dernière), en lien avec les développements de la robotique, par contraste avec le champ français des données et de l’IA est plus large, incluant la santé parmi les secteurs prioritaires. Pour Moscou, cette volonté d’indépendance s’appuie sur le « Runet » [9], qui n’entre pas dans les mêmes chaînes de valeur au sein de l’économie mondiale que les acteurs américains ou européens. Les acteurs privés russes y sont aussi plus soumis aux pressions politiques, ce qui a pour conséquence d’encourager la fuite des cerveaux. Au-delà du champ militaire, le rôle de Sberbank dans le développement de l’IA en Russie ne connaît pas d’équivalent en France. C’est d’ailleurs cette banque qui a organisé une table-ronde sur l’IA le 4 décembre 2020 à l’occasion de avec un panel composé de Vladimir Poutine et Kassym-Jomart Tokayev, Président du Kazakhstan [10]. Par contraste, l’écosystème français est plus décentralisé : les forces se trouvent dans la recherche (l’INRIA), dans les milieux économiques (grands groupes dans les secteurs de la finance, de l’automobile, de l’industrie, l’aérien et la santé, entreprises du secteur numérique comme Atos) ou encore chez des investisseurs étrangers développant des centres en France (Facebook, Samsung).

L’une des différences majeures réside aussi dans la ressource que constitue l’échelle européenne pour la France. La Commission européenne, sous la direction d’Ursula von der Leyen, s’est auto-proclamée « Commission géopolitique », par comparaison avec la précédente Commission Juncker, qui se revendiquait elle-même « Commission politique ». Lors de son discours d’investiture, la Présidente a pleinement exprimé les ambitions d’une Europe plus conquérante en matière de souveraineté technologique, mettant fin à une certaine naïveté. Un certain nombre d’initiatives prises par le Commissaire Thierry Breton et Margarethe Verstager vont d’ailleurs dans ce sens. Les institutions européennes ont ainsi porté le projet Gaia-X (présenté en octobre 2019) pour la mise en place d’un système de cloud européen, une stratégie européenne de la donnée (février 2020) ou encore la présentation par la Commission du Digital Services Act et du Digital Market Act (décembre 2020), ces deux derniers textes visant à placer des limites juridiques à l’espace numérique. Ces orientations prendront toutefois quelques années à être véritablement effectives, ce qui laisse du temps aux acteurs du secteur pour s’adapter et éventuellement contourner les velléités européennes dans le domaine.

En tout état de cause, ces développements ne sont pas sans conséquences dans le domaine de la santé.

Dès juillet 2014, la Douma a adopté une loi obligeant les sites internet, quelle que soit leur nationalité, à stocker sur le territoire russe toute donnée concernant ses ressortissants

Données de santé et approches de l’IA

La Covid a rappelé que si un virus n’est pas un « événement géopolitique » par nature – de moins si l’on met de côté son origine liée à l’anthropocène, due au rapprochement entre grands centres urbains et vie sauvage – ses conséquences peuvent perturber un système au point de changer l’ordre établi. Il convient ici de rappeler à quel point les données de santé sont au cœur de la gestion de la crise, mais aussi de la médecine de demain. Cette crise a donc été un catalyseur de changements en matière d’utilisation de données de santé et d’IA.

En quelques mots, qu’est-ce qu’une donnée de santé ? Le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD) offre une définition large des données de santé : il s’agit des données relatives à la santé physique ou mentale, passée, présente ou future, d’une personne physique (y compris la prestation de services de soins de santé) qui révèlent des informations sur l’état de santé de cette personne [11]. Ces données de santé ont une importance redoublée avec l’émergence de la médecine dite des « 4P » : prédictive, préventive, personnalisée et participative, tendant à remplacer la médecine curative du XXe siècle [12]. Le développement de la 5G et de l’Internet des objets (IoT) vont permettre une explosion des données de santé disponibles, à même d’être exploitées par de nouveaux algorithmes d’intelligence artificielle.

Devant des systèmes de santé souvent dépassés par la pandémie, les données de santé et l’IA ont été mobilisées à plus d’un titre, notamment pour évaluer en temps réel la progression de la pandémie et pour tenter d’y trouver une réponse médicale. L’IA peut servir à la recherche d’un traitement, au partage et à l’exploitation des données, dans l’observation et la prédiction d’une pandémie, dans l’aide aux personnels soignants ou comme outil de contrôle de la population.  L’apprentissage automatique, les technologies de modélisation des données et les technologies des systèmes d’information géographique sont d’un grand secours. Elles peuvent aussi permettre des avancées plus rapides dans la recherche, laissant les spécialistes de la science des données (ou data scientists) trouver des régularités sur un corpus de dizaines de milliers d’articles [13]. En ce qui concerne la recherche d’un traitement, l’IA a été employée pour accélérer le séquençage du génome, effectuer des diagnostics plus rapides, réaliser des analyses par scanner ou plus ponctuellement recourir à des robots de maintenance et de livraison [14].

À l’occasion de la crise, les usages de l’IA sont multiples et ont connu des fortunes diverses : c’est après tout une IA canadienne (BlueDot) qui a été en mesure d’interpréter le début de la crise (en s’appuyant sur la technologie du traitement du langage naturel) avant même l’Organisation mondiale de la santé ; la Chine a utilisé les technologies de reconnaissance faciale à Wuhan en s’appuyant sur des drones afin d’enjoindre les populations à respecter le confinement. L’imbrication entre environnement socio-spatial (l’usage des données répond à des besoins et des stratégies sociales) et la géopolitique (une capacité de traitement de ces données, supposant des ressources technologiques et financières, qui devient un enjeu stratégique) est ici bien réelle [15]. Aussi, la question du stockage, de la sécurité et du traitement de ces données de santé relève strictement de la souveraineté technologique et digitale d’un pays. Il est difficile d’imaginer, en Russie, le pouvoir donner les clés de la plateforme des données de santé (ou Health data hub), avec des données sensibles, à un grand groupe américain comme Microsoft, soumis à la règlementation américaine. En effet, depuis plusieurs années, la Russie a résolument mené une politique de souveraineté concernant ses données, passant par un contrôle accru des données transitant sur son territoire : dès juillet 2014, la Douma a adopté une loi obligeant les sites internet, quelle que soit leur nationalité, à stocker sur le territoire russe toute donnée concernant ses ressortissants. Il reste à voir si les Européens souhaiteront s’engager dans cette voie plus souveraine, fruit dans le cas de la Russie d’une histoire technologique et géopolitique particulière.

Conclusion. Les données de santé et l’IA face aux défis environnementaux et sanitaires

À l’avenir, ces données de santé auront un rôle accru, en raison des défis environnementaux et sanitaires qui s’annoncent, amenant à une prise en compte par les acteurs publics, en Russie comme en France. De fait, le changement climatique brouille les cartes épidémiologiques en modifiant températures et pluviométrie ; en Russie, la fonte du pergélisol va probablement libérer de nombreux germes congelés, inactifs depuis des millénaires [16]. Les épidémies récentes de charbon bactéridien en Sibérie sont peut-être des signaux faibles d’une réalité à laquelle la crise Covid-19 nous a préparés. Si tel devait être le cas, la qualité de nos défenses face aux futures pandémies dépendrait de celle des données de santé et de l’IA en Russie, supposant une plus forte coopération internationale dans un domaine qui deviendrait davantage régalien.

Dans ce contexte, la constitution d’une « Europe de la santé » devient en parallèle une nécessité. C’est la résurgence d’une vieille idée : la Communauté européenne de Santé avait été vainement proposée en 1952 par Paul Ribeyre, contrairement à la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier adoptée un an plus tôt. En la matière, ces derniers mois ont probablement davantage fait avancer l’idée que les décennies précédentes : l’interopérabilité des données de santé au niveau européen fournit sans doute l’une des pistes les plus prometteuses avec la gestion des pandémies. Faire face aux nouvelles menaces de santé impliquerait donc de coopérer plus largement à un niveau européen [17], mais plus encore de faciliter des coopérations avec les grands acteurs internationaux, dont la Russie, dans les différentes phases des crises. Doit-on imaginer, comme l’a fait David Gruson dans son polar bioéthique SARRA, une intelligence artificielle[18], qu’une IA pourrait gérer à terme ce type de crise sanitaire ? Ce qui n’est pour l’heure qu’une hypothèse qui ne peut toutefois pas être écartée à l’avenir.

[1] David Yacobovitch, “How to Fight the Coronavirus with AI and Data Science”, Towards data science, 15 février 2020, https://towardsdatascience.com/how-to-fight-the-coronavirus-with-ai-and-data-science-b3b701f8a08a
[2] Simon Leplâtre, « Guerre des scénarios sur l’origine du coronavirus », Le Temps, 19 avril 2020, https://www.letemps.ch/monde/guerre-scenarios-lorigine-coronavirus
[3] Alice Eckman, « La route de la soie sanitaire », Le grand continenthttps://legrandcontinent.eu/fr/2020/04/02/chine-oms-coronavirus/
[4] La version anglaise du document est disponible ici : https://www.newamerica.org/cybersecurity-initiative/digichina/blog/full-translation-chinas-new-generation-artificial-intelligence-development-plan-2017/
[5] Pour une traduction anglaise, voir : http://www.cittadellascienza.it/cina/wp-content/uploads/2017/02/IoT-ONE-Made-in-China-2025.pdf
[7] Il faut toutefois observer que la Russie dispose d’un large écosystème de plateformes et de services digitaux nationaus (Yandex, Vkontakte…), même si ces acteurs ne dépassent que très peu l’espace post-soviétique.
[8] Sur cette dernière, voir Julien Nocetti, « Un outsider paradoxal : la Russie dans la course à l’intelligence artificielle », Russie. NEI. Reports., n°34, IFRI, décembre 2020.
[9] Sur l’internet russe (le « Runet ») et son appropriation par le pouvoir, voir Kevin Limonier, « Des cyberespaces souverains ? Le cas de la Russie », pp.123-129, in Stéphane Taillat, Amaël Cattaruzza, Didier Danet (dir.), La cybersécurité. Politique de l’espace numérique, Paris, Armand Colin 2018.
[10] Андрей Колесников, « Гарант интуиции РФ », Коммерсантъ, 5 décembre 2020 https://www.kommersant.ru/doc/4602537?from=main_6
[11] https://www.cnil.fr/fr/quest-ce-ce-quune-donnee-de-sante
[12] Sur ce point, voir : Adam Kucharski, « L’avenir de la médecine », pp.73-89 in Jim Al-Khalili (dir.), Ce que la science sait de demain, Lausanne, Quanto, 2018.
[13] Gopal Ratnam, “Can AI Fill in the Blanks About Coronavirus? Experts Think So”, Government Technology, 17 mars 2020 https://www.govtech.com/products/Can-AI-Fill-in-the-Blanks-About-Coronavirus-Experts-Think-So.html
[14] Andy Chun, In a time of coronavirus, “China’s investment in AI is paying off in a big way”, South China Morning Post, 18 mars 2020 https://www.scmp.com/comment/opinion/article/3075553/time-coronavirus-chinas-investment-ai-paying-big-way?fbclid=IwAR3JdxPGOGaZ641HBCA-t2aasnXM9VgOSSZMYCtSfb2eGZDinOOpSWyJeVo
[15] Voir par exemple Amaël Cattaruzza, Géopolitique des données numériques, Paris, Le Cavalier bleu, 2019, p.17.
[16] Françoise Moutou, « Santé / agriculture », pp.63-80 in Aline Aurias, Roland Lehoucq, Daniel Suchet et Jérôme Vincent (dir.), Nos futurs. Imaginer les possibles du changement climatique, Chambéry, ActuSF, 2020.
[17] “EU HRVP Josep Borrell: The Coronavirus pandemic and the new world it is creating”, Delegation of the European Union to China, 24 mars 2020 https://eeas.europa.eu/delegations/china_en/76401/EU%20HRVP%20Josep%20Borrell:%20The%20Coronavirus%20pandemic%20and%20the%20new%20world%20it%20is%20creating
[18] David Gruson, SARRA, une intelligence artificielle, Paris, Beta Publisher, 2018