Franz Bozsak, co-fondateur de Sensome : « La France est un terrain extrêmement fertile pour l’innovation »
Nommé parmi les « Innovators Under 35 » du MIT Technology Review en 2016, Franz Bozsak est le co-fondateur et CEO de Sensome. La startup, qui réunit scientifiques, ingénieurs et médecins de renommée mondiale, entend créer les dispositifs médicaux connectés de demain. Entre innovation de rupture et enjeux de la deeptech en France, il revient sur son parcours et détaille ses ambitions dans le secteur.
Dans quel contexte avez-vous créé Sensome et où en est votre développement ?
C’est au cours de mon doctorat à l’École polytechnique, alors que je travaillais sur les stratégies visant à réduire les complications liées au traitement des maladies cardiaques par stents à élution médicamenteuse, que j’ai réalisé à quel point l’intégration de capteurs dans le dispositif médical implanté pourrait changer la vie des patients en fournissant des informations cruciales au moment propice au monde extérieur. Soutenu par mon directeur de thèse, Abdul Barakat, j’ai participé au programme Stanford Ignite à Polytechnique et, à l’issue de celui-ci, j’ai déposé une candidature au Concours mondial d’innovation.
Le gouvernement français semblait être d’accord avec ma vision des dispositifs médicaux connectés équipés de capteurs et, grâce à la subvention de 200 000 €, Sensome (initialement appelée Instent) est née. Abdul et moi avons rapidement été rejoints par Bruno Carreel qui a apporté ses talents d’ingénieur en micro-électronique au projet. La subvention nous a permis de constituer une première équipe et de commencer le développement de notre technologie de capteurs en partenariat avec l’Ecole polytechnique et le CNRS.
Nous avons développé le plus petit capteur tissulaire au monde qui combine un capteur micro-métrique d’impédance avec l’apprentissage machine pour identifier en temps réel les tissus biologiques. Une prouesse qui était considérée impossible à l’époque. Aujourd’hui, 7 ans plus tard et après 17 millions d’euros levés, notre équipe d’une vingtaine de personnes a réussi à intégrer cette technologie inédite de capteur brevetée dans un guide neurovasculaire, nommé Clotild) et nous sommes sur le point de lancer le premier essai clinique pour tester la capacité de Clotild à aider les patients victimes d’un accident vasculaire cérébral ischémique : ce guide connecté identifiera la composition biologique des caillots à l’origine de l’accident vasculaire cérébral ischémique afin d’aider les médecins de trouver l’approche thérapeutique le plus rapide pour rouvrir le vaisseau sanguin bloqué.
Quels sont les atouts de votre entreprise par rapport à d’autres dispositifs médicaux connectés ?
Ce qui distingue notre technologie, c’est sa capacité à s’intégrer sans heurts aux pratiques cliniques existantes. Tout d’abord, la miniaturisation unique que nous avons obtenue pour le capteur, combinée à notre savoir-faire, permet à Sensome d’intégrer des capacités de capteurs dans presque tous les dispositifs médicaux existants sans détériorer leurs performances principales. Par exemple, aujourd’hui, un guide est un dispositif mécanique qui guide les dispositifs de traitement endovasculaire, comme les stentrievers et les cathéters d’aspiration pour le traitement des accidents vasculaires cérébraux ischémiques, depuis l’aine jusqu’à l’obstruction des vaisseaux cérébraux. Grâce à notre technologie de capteurs, le médecin obtient des informations précieuses pendant l’intervention, en plus de la fonction mécanique habituelle du guide. Aucune modification de la pratique actuelle n’est nécessaire. Cette approche s’applique au traitement de l’accident vasculaire cérébral ischémique, mais aussi à d’autres indications que nous pourrions envisager, comme dans le traitement du cancer par exemple. Notre objectif est toujours de fournir au médecin la bonne information au bon moment.
Deuxièmement, notre technologie de capteurs est très adaptable, et cela présente deux avantages. Tout d’abord, nous pouvons intégrer cette technologie dans les dispositifs médicaux d’autres fabricants. C’est le business modèle commercial de Sensome, qui consiste à fournir une technologie inédite aux principaux fabricants de dispositifs médicaux, leur donnant ainsi un avantage sur leurs concurrents. À cette fin, nous avons, établi un premier partenariat stratégique avec Asahi Intecc, leader mondial de la fabrication de guides. Et notre technologie peut aussi être appliquée dans plusieurs domaines médicaux différents, comme le neurovasculaire, le cardiovasculaire et l’oncologie.
Quelles sont vos ambitions pour les prochaines années ?
Les prochaines années seront cruciales pour le développement de Sensome, car nous commençons le premier essai clinique de Clotild. Il s’agit d’une étape clé dans le développement de toute start-up de dispositifs médicaux. En outre, nous allons procéder à la soumission des dossiers de demande de marquage CE et d’autorisation de mise sur le marché par la FDA afin de commercialiser Clotild en Europe et aux États-Unis. Nous allons ainsi non seulement passer à l’étape clinique de notre développement, mais aussi commencer la commercialisation de notre premier dispositif.
Enfin, nous travaillons actuellement sur la prochaine cible de la technologie de Sensome. Nous allons également lancer le développement du prochain produit de notre portefeuille.
Suivant votre expérience, quels sont les principaux freins quand il s’agit d’entreprendre une technologie médicale en France ?
La France est un terrain extrêmement fertile pour l’innovation. Je la considère comme l’un des meilleurs pays au monde pour la création d’une entreprise, notamment dans le domaine des dispositifs médicaux. Les freins apparaissent toutefois lorsque l’on souhaite développer l’entreprise, de la phase de « start » à la phase « up ». Il existe un certain nombre de freins que l’on peut diviser en contraintes financières, culturelles et réglementaires :
Le gouvernement français a mis en place un système incroyablement favorable d’aides de l’État, comme le CIR, la JEI, et une multitude de programmes de subventions très précoces (i-Lab par exemple), mais c’est la phase juste après, où un financement privé important est nécessaire, qui devient alors problématique. Les technologies deeptech, comme les dispositifs médicaux, nécessitent des investissements très importants et beaucoup de temps pour franchir des étapes significatives. Il faut en moyenne 9 ans et demi à partir de la création d’une entreprise pour atteindre une étape susceptible de générer un retour sur investissement et plusieurs millions d’euros entre les deux. Le paysage de l’investissement privé en Europe et surtout en France dans les premiers stades est très limité. Sans investissement étranger, il est presque impossible d’atteindre une étape qui devienne intéressante pour une acquisition ou un lancement réussi de l’innovation sur le marché. En conséquence, les start-ups françaises de la deeptech sont à court de liquidités et ont besoin de toute leur ingénuité pour rivaliser avec leurs homologues internationaux. Si cette situation peut être une source d’innovation, elle détourne souvent une énergie précieuse vers un effort quasi constant de recherche de fonds qui aurait pu être consacré au développement de l’entreprise.
Ensuite, la France dispose d’un excellent paysage de recherche, riche, inventif et créatif, qui est une énorme source d’innovation. De nombreuses percées médicales ont commencé ici. La mise sur le marché de toute innovation médicale nécessite une collaboration synergique entre les secteurs public et privé. Malheureusement, il existe un décalage culturel entre le secteur de la recherche publique et le secteur privé des start-ups. Pour être véritablement synergique, beaucoup d’efforts doivent être déployés pour améliorer la compréhension des besoins et des contraintes de chacun. Ce décalage culturel est renforcé par une lourdeur et une complexité administrative qui ne sont pas vraiment compatibles avec l’échelle de temps typique des start-ups.
Enfin, bien qu’elles soient en principe européennes, la mise en œuvre française des obligations réglementaires et la bureaucratie qui les accompagne sont particulièrement lourdes par rapport aux autres nations européennes. Il en résulte souvent que les entreprises de dispositifs médicaux doivent chercher ailleurs pour amener leurs dispositifs au stade clinique et à la commercialisation. Au bout du compte, malheureusement, malgré tout le soutien du gouvernement français, le plus souvent, ce ne sont pas les patients français qui bénéficient en premier de l’innovation française.
Comment avez-vous vécu la crise et quelle place la technologie Sensome peut-elle tenir dans le plan France Relance ?
Sensome a été frappée par surprise par la pandémie comme n’importe quelle autre entreprise dans le monde : notre chaîne d’approvisionnement internationale a été interrompue, nous avons dû arrêter temporairement la production et de grandes parties de notre R&D. Mais grâce à notre structure d’entreprise autogouvernée, nous avons pu nous adapter rapidement à la situation, de sorte que la R&D a pu reprendre en l’espace d’un mois environ. Au total, nous avons perdu environ 6 mois sur notre calendrier de développement, que nous avons pu compenser financièrement grâce au soutien du gouvernement français.
Nous avons eu la chance de lever des fonds juste avant le début de la pandémie en janvier 2020, ce qui nous a permis et nous permet encore de traverser cette période d’incertitude tout en concentrant notre attention sur la réalisation de notre ambitieux programme tel que décrit précédemment. Si nous réussissons, Sensome sortira de la pandémie en tant que start-up française prête à transformer le système de santé grâce à notre technologie de capteurs inédites, en commençant par le traitement des patients victimes d’accidents vasculaires cérébraux ischémiques.
La crise a-t-elle entraîné des modifications majeures dans le secteur de la médecine connectée depuis 1 an ? En quoi pourrait-elle accélérer son développement ?
Pandémie ou pas, la nécessité de passer à des systèmes de santé plus connectés est évidente et se poursuit depuis de nombreuses années. Le développement de tout dispositif médical nécessite que la recherche publique, les organismes réglementaires et les entreprises travaillent main dans la main. Ce que la pandémie a réellement fait, c’est démontrer que le décalage culturel et la bureaucratie mentionnés ci-dessus peuvent être franchis très efficacement. La vitesse à laquelle des partenariats public/privé ont pu être établis, des essais cliniques ont pu être lancés et des autorisations ont pu être accordées au cours de l’année écoulée est sans précédent. Et ce, sans prendre de raccourcis ni relâcher la rigueur nécessaire à la commercialisation des innovations médicales. Cela a été possible parce que cela devait être possible. Et cela a effectivement accéléré le processus de passage de l’idée au produit. J’espère que cet esprit pourra survivre la pandémie et que ces enseignements pourront être utiles pour surmonter les freins à l’avenir.
Selon vous, quelles sont les clés de la réussite pour développer et financer une innovation fondée sur l’intelligence artificielle en France ?
La mise sur le marché d’une technologie médicale innovante est une aventure très longue et très coûteuse. Et avant tout, il s’agit d’une aventure humaine. À ce titre, la clé du succès la plus importante est de disposer de la bonne équipe, diversifiée et complémentaire. J’ai pu constater de mes propres yeux que la France est une source incroyable de personnes extraordinaires travaillant ensemble, chaque jour, pour améliorer la vie des patients. Ensuite, aucune start-up ne peut faire son chemin seule et il est donc vital d’avoir les bons partenaires, qu’il s’agisse de sous-traitants, de consultants, de mentors, de médecins, d’investisseurs, d’incubateurs ou de partenaires de recherche. Là encore, la France offre un écosystème très riche et bien avisé. Si l’on parvient à rassembler ces personnes pour travailler à un objectif commun, tout est possible, même la réalisation de l’impossible.