Pour Delphyne Dabezies, « Le succès de Rova Caviar démontre le potentiel économique et le savoir-faire de Madagascar »

Delphyne Dabezies, son mari Christophe et leur associé Alexandre Guerrier ont choisi de vivre et de travailler à Madagascar depuis 1996 . Ils y ont d’abord créé une entreprise de prêt-à-porter de luxe et de confection haute-couture, Akanjo, qui emploie aujourd’hui 2 000 salariés. Ils ont aussi relevé un défi singulier : créer à Madagascar une ferme de production de caviar, la seule d’Afrique, qui produira une dizaine de tonnes de ce précieux produit en 2022.

Rova Caviar est désormais une marque reconnue par les plus grands chefs et les maisons de caviar, dont le célèbre Petrossian. Une aventure entrepreneuriale singulière, unique en Afrique et sur laquelle revient Delphyne Dabezies pour Choiseul Magazine.

Choiseul Magazine : Pourquoi avez-vous décidé de vous installer à Madagascar ?

Delphyne Dabezies. À la fin de nos études, avec mon mari Christophe et notre associé Alexandre, nous sommes trois jeunes diplômés français qui décidons de faire un tour du monde à la fin de leurs études. Au cours de notre périple, nous nous arrêtons à Madagascar. Nous avons éprouvé un vrai coup de cœur pour ce pays, pour la gentillesse des Malgaches, pour la beauté et les richesses naturelles de l’île et nous décidons de nous y poser en 1996. Et comme nous sommes entrepreneurs dans l’âme, nous créons une entreprise de prêt-à-porter et de confection haute-couture, Akanjo, qui emploie 2 000 personnes et travaille avec les plus grandes marques mondiales.

Pourquoi décidez-vous de vous lancer dans la production de caviar ?

Nous n’avions aucune expérience de l’aquaculture. Mais à un certain moment, nous étions face à un choix : soit doubler la taille de notre entreprise textile, soit nous lancer dans une nouvelle activité. Il se trouve que mon avait mari regardé un reportage sur l’élevage d’esturgeons et la production de caviar en Aquitaine. Et nous avons décidé de nous y essayer.

C’était un sacré pari ?  

 En effet, et au début, tout le monde se moquait de nous en nous prédisant un échec assuré, y compris l’INRA, que nous avions interrogé. Heureusement, l’un de ses chercheurs a bien voulu nous aider en dehors de ses heures de travail. Nous avons épluché à peu près tout ce qui était disponible sur Internet concernant l’aquaculture, les esturgeons et le caviar. Nous avons contacté toutes les grandes maisons françaises de caviar et seule la maison Petrossian nous a répondu, nous a prodigué de précieux conseil et nous a surtout exhortés à aller vers la très grande qualité, du produit et du service. Nous nous sommes donc fixé un objectif : produire le meilleur caviar du monde.

Comment avez-vous créé votre ferme ?

 Nous connaissions très bien Madagascar. Comme vous le savez, élever des esturgeons demande une eau de grande qualité. Nous avons identifié un lieu, le lac artificiel de Mantasoa, à 70 kilomètres à l’est d’Antananarivo, la capitale. C’est un endroit tout à fait particulier, à 1 400 mètres d’altitude, avec un lac de 2 000 hectares alimenté uniquement par les eaux de pluies, éloigné de toute habitation et de toute activité agricole. C’est donc un lieu très préservé avec un environnement unique. L’eau est pure, au milieu de terres en latérite, ce qui empêche la formation d’algues ou le dépôt de vase. Le climat est exceptionnel, avec une température de l’eau comprise entre 13 et 23°, ce qui nous permet d’ailleurs de gagner deux ans dans la croissance des esturgeons : six ans au lieu de huit habituellement. C’est là où nous avons créé notre ferme, Acipenser, le nom scientifique de l’esturgeon.

Quelles méthodes d’élevage avez-vous choisie ?

Nous ne voulions pas implanter d’esturgeons adultes à Madagascar, car c’est une espèce qui n’existe pas ici et nous voulions éviter d’importer d’éventuelles maladies. Nous avons décidé de faire venir de Russie des œufs fécondés auprès d’un grand spécialiste des esturgeons, Mikhaïl Chebanov, qui travaille à Krasnodar et qui œuvre à la préservation de l’espèce et à sa réimplantation dans les mers et les lacs du monde qui lui conviennent. Importer ces œufs à Madagascar et les conserver en vie est une opération complexe, car l’eau dans laquelle ils baignent ne doit se réchauffer que très graduellement et ce n’est pas toujours évident lors des transferts dans les différentes zones aéroportuaires entre Krasnodar et Madagascar. Mais nous avons réussi à sécuriser ce transport. Nous élevons les embryons dans notre ferme et lorsqu’ils atteignent le poids de 2 ou 3 kg, nous trions les mâles et les femelles pour ne conserver que ces dernières.

Vous avez même redonné vie à une espèce d’esturgeon que l’on croyait disparue…

 En effet. Nous travaillons naturellement avec les espèces les plus répandues comme le beluga ou l’osciètre. Mais chez les spécialistes de l’esturgeon, circulait le mythe d’une espèce rare, de très grande qualité, le persicus, qui était considérée comme disparue. Nous avons décidé de partir à sa recherche, car la maison Petrossian était très intéressée. Nous avons traqué le persicus partout où l’on élève des esturgeons, jusqu’à ce qu’un jour Mikhaïl Chebanov nous envoie un petit sac d’œufs fécondés. C’était du persicus… Et nous avons commencé l’élevage. Cela a créé une sorte de choc dans la communauté scientifique. Nous avons expédié trois individus congelés au Cites, à Genève, l’organisme qui protège les espèces animales et végétales de la surexploitation. Leurs experts ont été tellement étonnés qu’ils sont venus à Madagascar pour voir de leurs yeux ce fameux persicus. Cela leur a fait la même impression que s’ils avaient contemplé des bébés dinosaures, nous ont-ils confié. Et cette année, nous allons produire 3kg de caviar Nuvidatris Shipova, qui seront commercialisés en exclusivité par Petrossian. Nous en sommes très fiers.

Vous êtes donc aujourd’hui producteur de caviar, sous l’appellation Rova… Pourquoi ce nom ?

C’est une référence au palais de la reine de Madagascar, Rova, qui fut la résidence des souverains de l’île au XIXè siècle. La façade de cet édifice orne nos boites. Il a été dessiné par un Français, Jean Laborde, qui était ingénieur et qui fut consul de France à Madagascar sous Napoléon III. Il est connu pour avoir fabriqué des fusils pour la reine Ranavalona 1ère, dans une fabrique qui était d’ailleurs située à Mantasoa et dont on peut encore voir les vestiges. Nous sommes donc aujourd’hui l’un des deux producteurs de caviar dans l’hémisphère sud, avec l’Uruguay, et le seul en Afrique. Nous avons lancé notre première production en 2017 et nous produirons cette année 8,5 tonnes de caviar par an, reconnu par tous les spécialistes comme d’une qualité exceptionnelle. Et je vous garantis que faire accepter par de grands chefs étoilés un caviar produit en Afrique n’est pas toujours allé de soi…

Certains trouvent choquant de produire un produit de grand luxe dans un pays qui souffre de pauvreté. Que leur répondez-vous ?

 Je n’ai pas honte de produire du caviar à Madagascar. C’est une fierté pour le pays et une façon de montrer que Madagascar est capable de s’élever vers les meilleurs standards internationaux. Tous les Malgaches qui travaillent avec nous sont très heureux de ce succès. C’est aussi le signe que si l’on fait les choses comme il faut, ce pays est capable de donner le meilleur. En outre, grâce à notre activité, nous pouvons mener des actions sociétales et c’est un élément qui compte beaucoup pour nous. Nous avons rempoissonné notre lac pour les pêcheurs des environs. Nous avons intégré l’ensemble des métiers dans la ferme, y compris la production de la nourriture de nos esturgeons en nous fournissant chez les agriculteurs de la région, ce qui créé de l’activité et de l’emploi et nous garantit des aliments frais, de qualité et sans pesticides. Nous produisons 600 tonnes de nourriture par an, ce qui représente une valeur de près d’un million d’euros. Nous organisons des distributions de filets de poisson dans les orphelinats et je peux dire que c’est aujourd’hui la protéine animale la moins chère de Madagascar. Nous sommes très engagés dans la formation, notamment de nos personnels qui travaillent dans notre usine de prêt-à-porter. Nous collaborons étroitement avec le père Pedro pour développer des actions concrètes dans deux directions qui nous paraissent essentielles : éduquer et nourrir. Le caviar, c’est notre business. Le poisson, c’est pour aider la société malgache.

Comment décririez-vous l’environnement des affaires à Madagascar ?

Le président Andry Rajoelina travaille beaucoup pour l’améliorer. C’est un homme jeune, très actif, qui ne ménage pas sa peine et qui a engagé un plan de modernisation du pays très ambitieux. Bien sûr, il y a beaucoup à faire, mais Madagascar dispose d’un potentiel extraordinaire : les Malgaches, qui veulent apprendre, s’éduquer, travailler. Ce pays peut être une base d’investissements pour de nombreuses activités : le textile, le prêt-à-porter, les services informatiques, le tourisme haut de gamme, l’agro-alimentaire, les call-centers. Et je trouve tout-à-fait injustifiée l’image que l’on accole parfois à ce pays, notamment dans le domaine de la sécurité. Cette réputation est totalement fausse, je peux en témoigner après avoir vécu près de trente ans ici. Dans le contexte géopolitique global qui est le nôtre aujourd’hui, Madagascar est lieu idéal pour y localiser des activités industrielles et de services de grande qualité, dans un environnement stable et sûr.