Aude Grant et Beverley Kilbride : « Le bureau a encore de beaux jours devant lui »

Aude Grant (SFL) et Beverley Kilbride (LaSalle), deux actrices importants de l’immobilier tertiaire, ont accepté de répondre à nos questions sur la résilience de l’immobilier de bureau durant cette crise que nous traversons. Quelle conséquence de la généralisation du télétravail sur le secteur ? Le bureau vit-il ses dernières heures ? Comment cette période change-t-elle (ou pas !) leur vision de la ville de demain ? Quels sont les nouveaux défis à relever ?

On parle beaucoup de renégociations de loyers entre bailleurs et locataires touchés par la crise du Covid-19. Quelle position adoptez-vous ?

Aud Grant : Chez SFL, la grande majorité des loyers provient de nos immeubles de bureaux « prime », qui du reste n’étaient pas fermés pendant le confinement. Les entreprises de sûreté, de pilotage, de nettoyage, ont continué à y travailler, et en amont du déconfinement, il a fallu les préparer au retour des collaborateurs. Le sujet de la négociation des loyers n’est dans ce cas pas sur la table.
Nos clients du secteur commerce sont en majorité de grandes enseignes, qui ont pu pour certaines mettre en place des systèmes de Click and Collect ou compter sur leurs ventes online pour compenser la fermeture des points de vente. Ils connaissent par ailleurs, fort heureusement, des chiffres encourageants depuis leur réouverture. Les concernant, nous suivons ce qui a été négocié par la fédération. Il s’agit là de faire du cas par cas et d’accompagner les enseignes en fonction de leur taille et de la nature de leur activité, donc en priorité les TPE, qui représentent moins de 1% de nos revenus.

Beverley Kilbride : Notre patrimoine, très diversifié et institutionnel, est réparti équitablement entre le bureau, l’entrepôt et les commerces. Nous avons enregistré un taux d’encaissement de loyers élevé pendant la période de confinement, et les demandes des locataires ont été très rares sur l’ensemble du parc tertiaire. Pour les centres commerciaux, le constat est différent car les unités que nous louons constituent le principal outil de travail des enseignes. Nous avons toujours été dans une logique d’accompagnement dynamique de nos locataires, que ce soit dans l’évolution des concepts ou le parcours client par exemple. En notre qualité de bailleur, il est essentiel que nous soyons à leur écoute et avons une approche au cas par cas pour les aider à faire face à cette crise. Nous proposons notamment, de manière quasi systématique, un réaménagement sur-mesure des modalités de paiement pour les enseignes non-alimentaires.

Qu’en est-il des bureaux : pensez-vous que le télétravail va s’installer durablement, ou au contraire que le bureau va redevenir la norme ?

Beverley Kilbride : Chez LaSalle, nous avons rouvert progressivement les bureaux début juin. Tous les efforts fournis pour mettre en place un protocole sanitaire fiable en valaient la peine et nous retrouvons le plaisir d’innover ensemble à travers des échanges informels. Nous avons ainsi pu avoir des discussions très productives, nous qui travaillons beaucoup sur les hypothèses, les idées, les prises de position… La fluidité de l’information est au cœur de notre métier. Sans parler du sentiment d’appartenance que l’on a tendance à perdre lorsque l’on travaille exclusivement depuis chez soi. Se réunir au bureau est primordial pour la culture d’entreprise mais les besoins restent très différents d’un métier à l’autre et selon les secteurs d’activité. Grâce à la digitalisation des outils, les fonctions supports sont certainement plus à l’aise avec le télétravail par exemple, là où des fonctions basées sur l’échange, le partage d’idées ou la relation client éprouveront davantage la nécessité de se retrouver physiquement.

Aude Grant : Rappelons que le télétravail, ce n’est pas nouveau ! C’est une aspiration des employés depuis plusieurs années, notamment en Île-de-France. Le sujet qu’a mis sur la table la période de confinement, c’est celle du dosage. Je pense que la part de télétravail va augmenter, puisqu’il a été testé à grande échelle avec succès. En revanche, nous ne croyons pas à la mort du bureau : cela ne correspond pas du tout à une attente des collaborateurs. Ce qu’ils veulent, c’est de la souplesse, et ce n’est pas ce qu’apporte le télétravail de chez soi à temps plein. Certains de nos clients, qui avaient envisagé de généraliser le télétravail jusqu’à septembre sont en train de revoir leur décision, notamment du fait des bonnes nouvelles sur le plan sanitaire et aussi parce qu’on travaille mieux quand on se voit. Rappelons que les salariés franciliens considèrent leur bureau comme LE réseau social de référence… et les managers comme l’outil principal d’adhésion à la culture d’entreprise. Chaque lieu, chaque client a évidemment des contraintes différentes : Paris et son bon tissu de transports multimodal est plus résilient, là où certains sites moins bien desservis sont plus compliqués à rouvrir.

Ce nouvel équilibre entre le travail à distance et celui des bureaux va-t-il modifier votre offre ?

Aude Grant : Je dirais que l’après Covid-19 va accentuer les tendances que nous avions déjà notées en 2019 dans notre baromètre Ifop, où deux tiers des employés se disaient prêts à sacrifier leur espace personnel pour bénéficier d’espaces communs de qualité (Paris Workplace 2019). C’est tout le sens de notre travail sur les zones de services notamment, les cafeterias, les salles de sport, les espaces d’accueil, qui sont traités de manière très qualitative, avec une approche hôtelière. Ça, le télétravail de chez soi ne peut pas le remplacer. Nos espaces tertiaires doivent donner envie aux employés de revenir au bureau. C’est pour cette raison qu’une entreprise comme Goldman Sachs choisit le 83 Marceau pour établir son siège européen continental, et signe un bail quelques jours après la sortie du confinement !

Beverley Kilbride : Je suis d’accord avec Aude, ce changement, nous l’avions déjà largement observé avant cette crise sanitaire que nous traversons. Les 51 000 m² de la tour Alto que nous développons à La Défense ont été conçus en intégrant cette thématique. Je pense notamment aux espaces de travail sur la terrasse à ciel ouvert du dernier étage, mais aussi à ce que nous avons imaginé au pied de l’immeuble. Tout l’esprit de la démarche était d’intégrer la tour à la ville, en lui donnant vie à travers des espaces flexibles et adaptés aux nouveaux besoins. Ces espaces doivent favoriser le travail collaboratif tout en répondant à la demande d’endroits plus calmes, propices à la production individuelle, ce n’est pas nouveau. Le confinement a bousculé nos habitudes de travail mais nous a permis de nous rendre compte que le bureau constitue un lieu de collaboration essentiel et irremplaçable.

Le rôle des bureaux va changer va-t-elle changer malgré tout ?

Beverley Kilbride : Evoluer, certainement, et sous l’impulsion à la fois du Management et des salariés. La conception des immeubles, dans leur dimension servicielle, va être plus que jamais prépondérante et continuer à s’inspirer des codes de l’hôtellerie comme nous l’évoquions précédemment. Nous y sommes très sensibles. Le repositionnement des services de Magnetik, situé porte d’Orléans, en est un bon exemple. Les espaces de services ont d’ailleurs été déterminants dans le choix de Chronopost pour y installer son nouveau siège. Il est vrai que les différents restaurants que proposent Magnetik, les spots food qui peuvent être ajoutés, la salle de sport, les centaines de mètres carrés de terrasse et jardin contribuent largement au bien-être des salariés.

Aude Grant : Le besoin de mobilité au cours d’une journée ou sur son lieu de travail, le télétravail en est l’antithèse, mais il peut en revanche être adressé par les tiers-lieux. Mais si tout le monde travaille dans des tiers lieux séparés, on recrée les conditions de l’isolement, et on perd la notion de bureau comme « réseau social ». C’est une problématique que les salariés doivent se poser, ils sont très touchés par le sentiment d’isolement (25% d’après notre Baromètre Paris Worpkplace 2019), induisant des notes de bien-être au travail bien plus faibles et une diminution des performances opérationnelles. Tout cela, encore une fois, est une question de dosage, la flexibilité se fera à l’échelle d’une semaine probablement, avec quelques jours de travail hors des murs de l’entreprise.

Vous concevez les bureaux pour attirer les salariés dans les grandes métropoles. Est-ce compatible avec le désir des Français de vivre dans les villes moyennes ?

Aude Grant : Le modèle de SFL, tourné vers les immeubles « prime » parisiens ne sera pas impacté, et notre positionnement n’est pas remis en cause. Paris est une ville monde, la seule en Europe continentale à même d’offrir aux multinationales ce qu’elles recherchent : un siège positionné au sein d’un important bassin d’emploi situé au cœur d’un nœud d’infrastructures et de transports. D’une manière plus générale, je pense qu’il sera intéressant, avec un petit peu de recul, d’observer ce qui se passe hors de Paris. Pour ce qui est des zones rurales et des petites villes, il n’y a pas de logique immobilière pour des entreprises à s’y installer, et clairement, le télétravail peut faire figure de réponse. Pour ce qui est de la métropole régionale, il y a en France une offre immobilière de qualité, où les standards de bureaux sont en train de s’aligner avec les standards parisiens. En l’espace de 15 ans, l’écosystème a complètement changé, y compris avec des grands noms de l’architecture qui signent des immeubles de bureaux dans ces territoires.

Beverley Kilbride : Très clairement, les régions ont leur carte à jouer en ce moment. Nous nous intéressons beaucoup aux agglomérations de Lyon, Bordeaux, Marseille ou encore Toulouse. Ce sont des marchés très concurrentiels qui offrent des actifs de bureaux « core » avec d’excellents fondamentaux. Dans les grandes métropoles comme ailleurs, la connexion aux différents modes de transports, l’intégration dans le tissu urbain et la vie de quartier autour de l’immeuble restent des éléments essentiels dans l’appréciation de la qualité d’un actif.

La période qui s’achève a impacté notre manière de travailler : comment l’avez-vous vécu personnellement ?

Beverley Kilbride : La période de confinement a mis en exergue l’importance de l’esprit d’appartenance. Même si nous travaillons pour un grand groupe international, LaSalle France a tout du fonctionnement d’une PME d’une soixantaine de personnes où tout le monde se côtoie et échange. Le plus grand défi de management a été de maintenir cette interaction. Le rythme a été très intense car il a fallu respecter les échéances et finaliser les négociations entamées (cessions, acquisitions, nouveaux baux, …) tout en anticipant les challenges de demain. Je suis fière de mes équipes qui ont assuré la continuité de l’activité et fait face à leurs responsabilités malgré les difficultés rencontrées. Les efforts engagés depuis plusieurs mois déjà pour digitaliser nos process nous ont rendu service dès le lendemain de l’annonce du confinement, et je trouve que l’on sort de cette période plus fort. Les équipes ont fait preuve de réactivité et d’adaptabilité, je les ai trouvées plus focalisées et plus concises notamment. En nommant des spécialistes par grandes thématiques, j’ai voulu privilégier la qualité de l’information à la quantité pour prendre des décisions dans un marché en manque de repères.

Aude Grant : Chez nous aussi, cela a été un laboratoire concernant l’exercice du travail à distance, et le test a été concluant ! L’engagement des collaborateurs a été total, et les performances, au rendez-vous. L’efficacité n’est donc pas remise en cause, en revanche au bout de quelques heures, on ressent aussi ce besoin de s’arrêter, et de se nourrir de l’échange que l’on peut avoir avec ses collègues. En télétravail, c’est beaucoup plus difficile. Le télétravail à outrance a aussi mis en évidence, particulièrement dans les grands groupes, la pression mise sur les managers intermédiaires, aux carrefours des demandes du top management et des équipes, et pour qui la période n’a pas été facile. Nous avons eu la chance chez SFL de pouvoir rouvrir nos bureaux dès le 11 mai, et le retour été pour la plupart d’entre nous une source d’énergie, et d’enthousiasme renouvelé.

Enfin, pour finir, auriez-vous un mot pour définir la ville de demain ?

Aude Grant : La ville de demain doit être vivante ! On a vu que le Covid-19 a créé des images de villes exsangues. On a réalisé qu’une ville vide, c’est terrifiant, et qu’on a besoin de mixité, de ce croisement entre les usages : du commerce, du bureau, du logement, une sorte « d’imbroglio » que seules les villes peuvent nous offrir. C’est ce qui fait leur force, et c’est le cœur même de leur attractivité.

Beverley Kilbride : La ville de demain devra être vivante, vertueuse et répondre à un équilibre que nous analysons pour chaque projet autour de quatre piliers : la démographie (attractivité, mixité, capital humain, économie,…), la technologie (connectivité, outils digitaux,…), la facette urbaine (vie de quartier, transports, densité, espaces verts,…) et l’environnement (consommation énergétique, impacts environnementaux, développement durable,…).