Xavier Darcos (Institut de France) : « La liberté d’expression n’est pas un mot d’ordre, c’est une responsabilité collective »
En mai 2025, l’Institut de France, à travers la Fondation Simone et Cino Del Duca, a décerné son prestigieux Prix mondial à l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, alors détenu à Alger. Une décision hautement symbolique que son chancelier, Xavier Darcos, présente comme un geste de fidélité à la liberté du verbe et à l’humanisme français. Boualem Sansal, alors représenté par son éditeur pour la remise du prix, a finalement été libéré le 12 novembre 2025 après un an d’incarcération. Entretien sur le « pouvoir moral » d’une institution qui défend la liberté d’expression sans renier sa neutralité.
L’Institut de France a décerné le Prix mondial Cino Del Duca à Boualem Sansal, emprisonné à Alger pendant un an avant d’être libéré puis transféré en Allemagne début novembre. Quel sens donnez-vous à ce geste ?
Ce prix distingue chaque année une œuvre qui, par sa portée universelle, exprime un message d’humanisme. En distinguant Boualem Sansal, nous avons voulu rappeler qu’il existe des écrivains dont la liberté intérieure ne se laisse pas enfermer, même lorsque leur corps l’est. Ce choix n’est pas un acte politique, mais un acte de fidélité à ce que nous sommes : une institution attachée à la liberté du verbe et à la dignité de la pensée. Le rôle de l’Institut n’est pas de contester les États, mais de reconnaître la valeur d’une œuvre et d’une voix. C’est un geste de cohérence, avant d’être un geste de courage.
Boualem Sansal n’en est pas à sa première distinction : Grand Prix de la Francophonie en 2013, Grand Prix du roman en 2015 pour 2084. Que représente-t-il dans le paysage littéraire francophone ?
C’est une voix singulière, qui conjugue la rigueur du romancier et la lucidité du témoin. Chez lui, la littérature n’est jamais décorative : elle sert à comprendre ce qui abîme les sociétés – le fanatisme, la peur, la démission morale. En cela, Sansal s’inscrit dans la lignée des grands écrivains de la conscience, de Camus à Kundera. Son œuvre, écrite en français, témoigne d’un attachement profond à une langue qui relie au lieu de séparer.
En distinguant un écrivain qui était détenu pour ses idées, l’Institut rappelle que la littérature peut encore bousculer les pouvoirs. Ce rôle de contrepoids moral reste-t-il essentiel aujourd’hui ?
Oui, et peut-être plus que jamais. La littérature ne détient aucun pouvoir institutionnel, mais elle possède celui, bien plus redoutable, d’interroger ce qui paraît établi. Elle dérange les certitudes, elle oblige à penser autrement. Dans un monde saturé de communication, elle garde une vertu rare : celle de la parole libre, désintéressée, qui ne cherche ni à séduire ni à convaincre, mais à comprendre et donner à comprendre, au sens littéral de « prendre en compte ». C’est en cela qu’elle demeure un contrepoids moral indispensable à la vitalité démocratique.
Ce prix, remis à son éditeur faute de pouvoir l’être à l’auteur, pouvait-il peser sur sa situation ?
Nous n’avons aucune illusion sur le fait qu’un prix littéraire puisse infléchir une décision politique. Mais il peut maintenir vivante une conscience. Il rappelle qu’un écrivain n’est pas un délit, mais une voix. Tant que Boualem Sansal était lu, il n’était pas seul. La lecture, c’est la forme la plus pacifique de résistance. Si ce prix a contribué à faire circuler sa parole, alors il a rempli son rôle.
Dans votre communiqué, vous rappeliez que Boualem Sansal avait participé à l’événement Le français, terre commune. En quoi la langue française demeure-t-elle un instrument de mise en commun ?
La langue française n’appartient à personne ; elle relie. Elle rassemble des histoires, des mémoires, des sensibilités qui ne se ressemblent pas. C’est ce que nous appelons « terre commune » : un espace de compréhension mutuelle. Pour Sansal, écrire en français n’a jamais été une concession, mais une ouverture. Le français lui permet de parler à la fois de l’Algérie et du monde, de tenir ensemble deux cultures sans les opposer. C’est une langue qui jette des ponts.
La liberté d’expression s’effrite parfois dans nos propres démocraties. Quel rôle les institutions intellectuelles doivent-elles assumer pour la préserver durablement ?
Elles doivent retrouver ce que j’appelle un pouvoir moral : celui qui n’impose pas, mais qui éclaire. Dans un monde saturé de paroles impulsives, notre mission est de rappeler la valeur du temps long, du débat et de la nuance. La liberté d’expression ne se défend pas en hurlant plus fort, mais en parlant plus juste. L’Institut de France doit rester un lieu où la parole circule librement, sans être confisquée ni caricaturée : un espace de sérénité au milieu du tumulte.