Grégoire Biasini : « L’enjeu est clairement, à travers le statut de la science, l’avenir de nos démocraties »
Pourquoi la science, longtemps associée en France à l’idée de progrès depuis les Lumières, est-elle aujourd’hui si fortement contestée ? Pour Grégoire Biasini, spécialiste de la gestion et de la communication de crise, cette remise en cause s’enracine dans une société devenue plus défiante, émotive et marquée par les crises sanitaires et technologiques du XXᵉ siècle. Dans cet entretien, il décrypte les ressorts de cette défiance, pointe les responsabilités politiques et médiatiques, alerte sur les conséquences démocratiques d’un possible « point de non-retour », et propose des solutions pour faire face à cette situation.
Pourquoi la science, qui a tant marqué l’histoire française, est-elle aujourd’hui si remise en cause ?
En Occident, la science est étroitement associée à l’idée de progrès depuis les Lumières. Dans une vision linéaire, le sens de l’histoire qui s’est alors installé est celui d’une amélioration continue des situations, celle des personnes comme de la société dans son ensemble.
C’est cette perspective globale qui est aujourd’hui remise en cause par notre société devenue défiante, inquiète, émotive, où le niveau de pessimisme et le sentiment de déclin sont au plus haut.
Les raisons sont vastes (politiques, sociales, économiques) mais la science est elle aussi au cœur du diagnostic.
Lorsque nous disons qu’elle est remise en cause, c’est à travers deux constats principaux. Le premier est le développement de la contestation des vérités scientifiques. Le sondage IFOP de l’hiver 2024 « génération tik tok, génération toc toc » a constitué une alerte sévère : sur une liste de 10 « vérités alternatives », l’adhésion des jeunes (13-25 ans) est en moyenne autour de 20%, et elle augmente à mesure de la consommation des réseaux sociaux. Plus généralement, un Français sur 2 dit aujourd’hui davantage faire confiance à son propre ressenti qu’à l’avis d’un expert sur une question scientifique. Sur des questions comme celle du vaccin, nous voyons déjà les conséquences de cette situation.
Le second constat est celui des mises en causes directes d’innovations ou de nouvelles technologies. L’hostilité aux OGM ou aux nanotechnologies, ou au compteur Linky de façon plus pratique, en sont des témoignages.
Vous évoquez l’« accumulation des crises » (vache folle, Tchernobyl, etc.) qui auraient ébranlé la confiance collective. Peut-on dire que la défiance vis-à-vis de la science est d’abord le produit d’une mémoire collective traumatique ?
Nous expliquons en effet comment les grandes crises sanitaires de la fin du XXème siècle ont mis en cause la vision positive du progrès scientifique héritée des Lumières. L’amiante est au cœur de ce retournement : un risque est apparu qui était ignoré, avec des conséquences tragiques.
Cette crise a une conséquence directe : légitimer tout questionnement pour toute technologie, matériau ou activité ; que sait-on de ses risques, peut-on ne pas les connaître et risquer de les découvrir trop tardivement ?
La réponse institutionnelle à ces questions a un nom, c’est le principe de précaution.
On mesure bien toutefois comment cette question, dévoyée, peut devenir bloquante pour tout projet ou innovation. Les entreprises comme les pouvoirs publics le constatent au quotidien…
Quel rôle attribuez-vous aux élites politiques dans l’amplification de ce phénomène ?
Un phénomène aussi profond que celui que nous décrivons, la mise en cause du statut de la science dans notre société, relève de responsabilités multiples. Celle des élites tient à la fois aux conséquences des grandes crises et à l’incapacité à répondre aux évolutions de la société.
Les grandes crises (on a cité l’amiante, ajoutons la gestion de Tchernobyl en France, la vache folle ou le sang contaminé) ont mis en cause les systèmes de gestion des risques et la confiance dans la connaissance qu’on avait de ces derniers. Le pas a été facilement franchi, en France en tout cas, pour en accabler les experts et les élites politiques. Tout particulièrement, rappelons qu’il n’y a qu’en France que le sang contaminé a conduit les responsables politiques en justice…
Par ailleurs, la façon dont les organisations et leurs responsables ont historiquement promu des projets ou des technologies vis-à-vis des populations, de façon très verticale et descendante, est également entrée en contradiction avec les évolutions de la société et les attentes des personnes. Les sociologues ont décrit cette évolution : la confiance n’est plus liée à l’autorité, dans son expression verticale, elle doit désormais se créer de façon horizontale. Toutes les élites n’ont pas encore parfaitement intégré cette évolution. Les échecs ou difficultés de nombreux projets (Sivens, bassines, installations industrielles diverses) s’expliquent en partie par cela. C’est un travail que chaque porteur de projet doit mener : comment faire entendre mes arguments dans le contexte de défiance de notre société actuelle ?
Les médias ont-ils une responsabilité spécifique ?
Les médias et les médias sociaux sont au cœur du diagnostic que nous livrons.
D’une part, l’information continue et la concurrence entre médias exige de capter l’audience, et rien ne marche mieux que les slogans accusatoires et l’émotion : il est face à cela difficile de faire entendre des arguments scientifiques complexes.
D’autre part, le fonctionnement des médias sociaux encourage lui aussi les slogans et les informations caricaturales. Dans une société déboussolée, les explications simplistes trouvent leur public, faisant le lit du complotisme et des populismes. Les algorithmes font le reste, qui confortent les informations déjà vues et renforcent ainsi les croyances : c’est l’une des explications au déploiement vertigineux des vérités alternatives.
Vous évoquez un « point de non-retour » qui pourrait être franchi. À quoi ressemblerait concrètement ce basculement, et quelles en seraient les conséquences pour notre démocratie ?
En 2009, un livre était publié aux Etats-Unis dont le titre explicite « unscientific America » montrait comment les Etats-Unis s’écartaient du consensus autour du rôle que la science doit avoir dans nos démocraties.
Avec l’élection de Donald Trump, on voit les conséquences de ce reniement. Données effacées, responsables des agences scientifiques licenciés, programmes de recherche arrêtés, etc. En quelques mois, les Etats-Unis ont mis en œuvre un programme qui conteste le réchauffement climatique, critique ouvertement les vaccins, bref, qui rejette la science qui dérange l’administration Trump.
Voilà à quoi ressemble dès aujourd’hui concrètement ce basculement. En France, nous décrivons l’existence d’un terreau qui le rend possible. A travers notre livre, nous voulons alerter car les conséquences peuvent être délétères pour nos démocraties. En particulier, la mise en cause des éléments de consensus sur lesquels il est possible de débattre constitue un piège mortifère. Car les fractures que créent le déploiement de positions inconciliables peuvent directement augmenter la violence dans nos sociétés et mettre en question notre capacité à vivre ensemble. L’enjeu est donc clairement, à travers le statut de la science, l’avenir de nos démocraties.
Quelles seraient, selon vous, les trois priorités urgentes pour réconcilier science, citoyens et démocratie ?
Pour éviter les risques de la « déscience », où plus personne ne sait qui croire ni que croire, il est urgent de réagir.
Premier aspect, l’enseignement scientifique doit être renforcé. Devons-nous nous résoudre à nos scores PISA ? A l’innumérisme des adultes ? Non, et il faut pour cela une politique volontariste d’éducation mais aussi d’information : il faut redonner le goût de la science !
Second aspect, le niveau de doute et de défiance de notre société doit être pris en considération : il y a un enjeu majeur de gouvernance des décisions et d’objectivation des informations. Inspirons-nous des Britanniques qui ont créé un référent pour les médias et un autre pour les décisions publiques, dont le rôle est de clarifier l’état de connaissance sur tout sujet scientifique, afin de donner à ceux qui informent comme à ceux qui décident une information objective et incontestable. Cette information concerne autant ce que l’on sait que ce que l’on ne sait pas, et elle crée les conditions d’une décision éclairée. Ajoutons à cela la nécessité, face à la suspicion ambiante qui voit facilement des conflits d’intérêts partout, la nécessité d’expliciter ces intérêts.
Enfin, à l’échelle des organisations dont les activités nécessitent d’interagir avec des parties prenantes, en particulier le grand public, chacune doit revoir sa façon de construire ses arguments et communiquer. Il ne suffit pas de faire de la concertation sur un mode incantatoire, il faut organiser le dialogue en tenant compte des règles de construction de la confiance. C’est un travail spécifique, qui repose sur la prise en compte des enjeux d’acceptabilité et tient compte des écarts de représentation, des croyances, des intérêts. Dans ce type de démarche, on mesure là encore qu’il est aussi important de clarifier ce que l’on ne sait pas que ce que l’on sait… Des méthodes innovantes existent, qui permettent de faire entendre une voix raisonnable, d’écarter les fantasmes des vérités alternatives, de renouer des liens de confiance.
C’est un travail plus long, qui exige patience et détermination, mais les mises en cause de la science ont trop d’effets délétères sur le fonctionnement de notre société et de notre économie pour ne pas s’y atteler !