L’ESG : une espèce en voie d’extinction ?

J’ai longtemps cru que la Chine viendrait à bout de l’ESG. Grande consommatrice d’énergie, elle utilise des méthodes industrielles que nous nous interdisons. Elle avance à son propre rythme, indifférente à nos leçons de morale, vers une hégémonie qu’elle a programmée pour 2049. C’était donc la candidate idéale pour torpiller progressivement les efforts vertueux des Occidentaux sur les 25 prochaines années.

L’ordonnance la plus importante que Trump… n’a pas signée lui-même

Démanteler l’ESG demande plus que du temps. Il faut frapper depuis le sommet de la pyramide financière, influencer conseils d’administration et dirigeants. Pour cela, il faut mobiliser des capitaux gigantesques, déployés méthodiquement au sein des plus grandes entreprises mondiales. La Chine, lestée par une dette abyssale et une économie privée sous pression, ne dispose pas d’institutions capables de rivaliser avec les géants financiers américains. Si ses banques affichent des bilans massifs et que l’opacité règne sur les encours de ses principaux gestionnaires d’actifs, elle n’est comparable en aucune mesure avec les institutions financières qui dictent l’agenda corporate du monde. BlackRock et Vanguard, qui comptabilisent respectivement $11,6 trilliards et $10,1 trilliards d’encours (7 fois le PIB de la France en 2024), détiennent à eux seuls environ 5% du CAC40.

La véritable offensive contre l’ESG ne viendra donc pas de Pékin mais de Wall Street

En décembre 2024, un tournant s’opère : les mastodontes de la finance américaine amorcent un retrait des coalitions ESG qu’ils avaient eux-mêmes contribué à créer sous la précédente administration. C’est un miroir parfait de la sortie des États-Unis de l’accord de Paris. La liste des départs est éloquente : Bank of America, Goldman Sachs, Citigroup, Morgan Stanley, Wells Fargo et JPMorgan Chase quittent la Net-Zero Banking Alliance (NZBA). Le 10 janvier 2025, BlackRock claque la porte de la Net Zero Asset Managers Initiative (NZAM), l’équivalent dans la gestion d’actifs.

Conséquence directe : des milliers de milliards de dollars d’actifs ne sont plus sous pression pour s’orienter vers des investissements « responsables »

L’époque où les gestionnaires d’actifs, auparavant très mesurés, prenaient des postures activistes et poussaient les entreprises à adopter des comportements vertueux semble déjà lointaine. Accusées d’être les fers de lance d’un « capitalisme woke », les institutions financières se replient sur des pratiques plus traditionnelles. Elles s’écartent également de tout programme DEI (Diversité, Equité et Inclusion), emboîtant le pas du reste du capitalisme américain (cf. le discours de Mark Zuckerberg sur le retour de « l’énergie masculine » en janvier).

Sous la pression des gestionnaires d’actifs, la transparence s’était installée. Des escouades de data analysts passaient au crible des monceaux de données environnementales. Les questionnaires ESG, parfois fastidieux, avaient contraint les entreprises à s’organiser et monter en compétence. Combien de dirigeants européens avaient organisé des governance roadshows avant 2018 ?  Même si certains commentaires semblaient relever parfois du greenwashing, on peut s’accorder sur le fait que ces pratiques ne faisaient de mal à personne. Difficile de contester l’intérêt d’éteindre les lumières la nuit ou de diversifier les profils dans les conseils d’administration des plus grandes entreprises.

Mais aujourd’hui, la machine ESG est mise à l’arrêt. Derrière elle, c’est une industrie entière qui vacille : agences de notation, logiciels de reporting, consultants spécialisés… Autant d’acteurs qui avaient structuré un écosystème complet et tenté d’apporter de la clarté dans ce tourbillon réglementaire et médiatique.

La bourse ou la vertu ?

2025 marque une rupture aux États-Unis : le pragmatisme économique décomplexé prime. On oubliera vite l’époque où les rapports d’activité regorgeaient d’indicateurs extra-financiers. L’élan vers un capitalisme plus responsable risque de s’essouffler, les entreprises étant désormais débarrassées d’une contrainte exogène dont elle se serait bien passée.

Cette nouvelle donne offre à l’Europe un insoluble dilemme. Faut-il mobiliser ses forces pour faire le bien ou pour maximiser sa croissance, quitte à renier des pratiques que l’on a portées aux nues pendant une demi-douzaine d’années ?

Les premiers signaux de l’année sont clairs : une partie des décideurs européens, inspirés par les expériences DOGE ou Milei, plaide pour un moratoire sur les réglementations complexes qui entravent la bonne marche des entreprises. Ils ont obtenu gain de cause : le 26 février 2025, la Commission européenne a adopté un paquet de propositions visant à améliorer la compétitivité économique des entreprises de l’Union. On retiendra notamment l’assouplissement des exigences de reporting de la directive CSRD et le report d’un an de l’entrée en vigueur de la directive CSDD.

Et si la désescalade bureaucratique était un symbole du renouveau de la souveraineté européenne ?