Jérôme Garnache-Creuillot : « Nous prévoyons de tripler la production en 2025 »

Avec la relance des Forges de Tarbes en 2020 et la reprise de Valdunes début 2024, le groupe français Europlasma assoit ses positions dans le panorama de l’industrie de défense, de la souveraineté industrielle, et de la transition énergétique. Une bonne nouvelle à l’heure où règne un consensus politique sur la nécessité de la réindustrialisation. Rencontre avec le PDG du groupe, Jérôme Garnarche-Creuillot.

Au 4e trimestre 2024, vous avez annoncé de bons résultats pour les Forges de Tarbes, qu’Europlasma avait reprises en 2021, avec de nouvelles commandes et un nouvel agrément du ministère des Armées. Avez-vous atteint votre objectif industriel ?

Les Forges de Tarbes fabriquaient exclusivement des corps creux ébauchés d’obus de 155mm pour l’équipementier militaire franco-allemand KNDS. Désormais nous pouvons produire des corps creux finis de 155mm aux standards de l’OTAN et de 152mm aux standards de l’ex-Pacte de Varsovie pour des pays de l’OTAN qui n’arrivent plus à s’approvisionner. Il semblerait que nous soyons le seul établissement en Occident à être capable de fabriquer des produits forgés finis prêts à l’emploi dans ces calibres. Cela donne une idée des investissements matériels réalisés, mais également de l’engagement du personnel et de son savoir-faire.

L’usine de Tarbes tourne à plein régime et nous avons des demandes quasiment toutes les semaines – ou au moins deux ou trois fois par mois – pour des volumes très importants que nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure de satisfaire. Nous sommes pourtant montés en capacité au cours de l’année 2024, en produisant deux fois plus qu’en 2023. Nous prévoyons de tripler la production en 2025, avec près de 180000 corps d’obus en rythme annuel, soit 15000 par mois. Mais nous n’atteindrons pas ce rythme au cours des trois premiers mois, car nous manquons de personnel technique.

Justement, où en sont aujourd’hui vos capacités de production?

En 2024, nous avons continué à consolider l’outil industriel des Forges de Tarbes, avec par exemple l’installation de nouveaux centres d’usinage, de stations de contrôle, d’une ceintureuse, d’une molleteuse ou encore la réfection partielle de l’unité de traitement thermique.

Nous avons également recruté à Tarbes, même si cela est difficile tant nous avons besoin de métiers particuliers et recherchés : forgerons, usineurs, régleurs, techniciens de maintenance… Ce sont des métiers en tension. Nous formons donc des opérateurs auprès de nos « sachants », mais cela prend du temps. Si bien que pour les premiers mois de l’année 2025, nous allons faire venir des techniciens de Valdunes – des régleurs, des usineurs, des contrôleurs – pour renforcer les équipes de Tarbes.

Aux Forges de Tarbes, nous nous concentrons sur les activités de Défense. Notre ambition en 2025 est de saturer complètement la capacité de production disponible. C’est pourquoi nous avons fait venir de nouvelles machines, car nous disposons des commandes suffisantes.

Nous allons en même temps développer les capacités de l’usine de Valdunes, à Dunkerque, au moins sur la partie forge et sur une partie de la finition. Notre idée est de concentrer les activités inhérentes à notre client historique à Tarbes afin de ne pas perturber un procédé d’ores et déjà qualifié et de concentrer des activités de masse sur la forge de Dunkerque.

Précisément, début 2024, la reprise de Valdunes – alors en très mauvaise posture – a été l’autre grosse actualité du groupe Europlasma. Comment êtes-vous arrivés sur ce projet ?

Valdunes jouit d’une réputation exceptionnelle. Cette entreprise a un savoir-faire reconnu à travers le monde, ce qui explique d’ailleurs sa survie dans un contexte très compliqué. L’équivalent de Rolex dans l’horlogerie ou de Chanel dans la haute-couture. Cette entreprise dispose de deux sites : celui de Dunkerque avec sa forge notamment pour la fabrication de roues de train – y compris celles des TGV – qui sont ensuite finies, usinées et peintes dans celui de Valenciennes.

Fin 2023-début 2024, des repreneurs étrangers étaient identifiés pour Valenciennes, mais ils n’avaient pas besoin de Dunkerque dans la mesure où ils disposaient de leur propre forge. Les équipes du ministère de l’Industrie nous ont donc appelés pour savoir si nous serions intéressés par la forge de Dunkerque. Au départ, nous nous sommes concentrés uniquement sur cette forge et sur sa capacité potentielle à produire plus, notamment des corps creux à usage militaire. Néanmoins, nous avions besoin d’un partenaire industriel susceptible de garantir le traitement thermique et la finition de nos roues brutes. Nous avons par conséquent discuté avec les potentiels repreneurs du site de Valenciennes, afin d’établir des volumes minima qui nous permettraient ensuite de nous donner le temps de diversifier notre activité à Dunkerque. Un projet qui a fait long feu…

Quelles ont été vos contraintes dans la reprise du projet ?

Le repreneur de Valenciennes s’étant retiré, il y a eu un débat accéléré quant à notre offre de reprise et nous avons obtenu un délai pour étudier son élargissement au site de Valenciennes par le groupe Europlasma, qui à l’époque, était un nain en comparaison de Valdunes, qui comptait plus de 300 salariés et réalisait 45 millions de chiffre d’affaires.

Nous avons établi un business plan très rapidement, en validant un certain nombre d’hypothèses, à la fois sur la partie « roues de train » et sur la partie Défense, avec l’analyse suivante : l’actionnaire de l’époque – le Chinois BWT – disposait d’un savoir-faire extraordinaire grâce à Valdunes, avec l’opportunité de vendre beaucoup d’acier qu’il fabriquait lui-même. Pour Valdunes, l’origine de cet acier constituait précisément un handicap lourd, depuis une dizaine d’années, puisque certains clients n’ont pas souhaité, pour des raisons qui leur appartiennent, qualifier des roues fabriquées à partir d’un acier en provenance de Chine. Ainsi, des clients qui achetaient des roues Valdunes à 85% avant l’arrivée des actionnaires chinois avaient réduit leurs achats à moins de 15% ensuite. Nous avons donc fait le choix d’une désensibilisation à la provenance de notre matière première et d’une qualification progressive de nouveaux fournisseurs, plus proches de nous et compétitifs.

Comment se sont déroulés les premiers mois après la reprise de Valdunes ?

À notre arrivée, l’entreprise perdait 17 millions par an, sur un marché pourtant en croissance, avec une demande soutenue. Nous avons dû arrêter l’activité pour faire cesser ces pertes, et pour comprendre et ne pas répéter les erreurs, avant de redémarrer avec des choix stratégiques très différents, fruits de groupes de travail ayant accouché plus de 1000 propositions. Nous avons commencé avec une politique commerciale ultra restrictive, en cessant de vendre à perte et de faire des stocks, et en nous refocalisant sur le marché français tout en finançant une diversification dans la Défense. Cette stratégie nourrit progressivement les investissements nécessaires dans l’activité ferroviaire, et les résultats apparaîtront en 2025 à la publication des comptes.

Quelles sont les spécificités d’une entreprise comme Valdunes ? Comment avez-vous répondu à ses impératifs ?

Valdunes, c’est un outil industriel, des hommes et de l’énergie, trois paramètres essentiels sur lesquels fonder un projet. L’outil industriel principal à Dunkerque – la presse – date de 1947, elle n’est pas de la première jeunesse. Ensuite, les salariés français sont beaucoup mieux payés en comparaison de nos concurrents tchèques ou ukrainiens, ou même espagnols et italiens, et ils coûtent plus chers en termes de charges. Enfin, le troisième facteur est l’énergie : nous avons négocié avec le gouvernement français sur l’approvisionnement de Valdunes en énergie, de manière à rester à peu près dans le marché. Nous avons aussi constaté que le groupe savait faire une chose : produire une énergie verte à partir de déchets. Dans son modèle de production d’énergie verte, le groupe est rentable.

Nous ne pouvions pas être disruptifs sur l’outil industriel, parce que nous n’avions pas 100 millions à investir dans une nouvelle forge. Ni sur la masse salariale, en raison du droit français du travail. Le seul moyen d’être disruptifs était d’être très efficaces sur l’énergie. Et nous ne pouvions le devenir qu’à condition de disposer d’une chaudière nous permettant de consommer du combustible solide de récupération (CSR) que nous produirions nous-mêmes localement.

Le coût de l’énergie est en effet un enjeu pour toutes les industries françaises. Comment la France peut-elle gagner en souveraineté dans ce domaine ?

Dans le modèle économique que nous voulons développer, l’énergie devient un centre de profit, et pas un centre de coût. C’est une potentielle exception française : la France est le pays au monde où l’enfouissement des déchets d’activités économiques coûte le plus cher, grosso modo 130 euros par tonne, payés par les collectivités locales. C’est donc celui qui permet d’en tirer le meilleur parti, dès lors que le déchet est valorisé. Si vous le transformez en CSR, ces 130 euros reviennent aux transformateurs et aux consommateurs desdits CSR : votre énergie devient non seulement gratuite, mais constitue même un centre de profit.

Il y a là une opportunité incroyable d’accélération de la réindustrialisation française. Plus on consomme d’énergie, plus on est susceptible de créer de la valeur. Bizarrement, nous sommes assez peu à saisir l’opportunité que représente la valorisation du déchet en CSR. Pourtant, en allant au bout de cette logique, vous allez produire une énergie verte qui peut être rachetée par le Réseau Transport d’Électricité (RTE) dans le cadre de contrats avec l’État. Ces « repurchase agreements » (ou CODOA), vous pouvez donc les monétiser. Exprimé trivialement, cela vous permet même d’investir sans sortir un kopek.

Cela fait moins d’un an que vous avez repris Valdunes. Quel est votre premier bilan ?

Sur l’activité « roues » de Valdunes, nous avons fait un travail d’audit, nous connaissons désormais notre feuille de route. Nous menons une stratégie de ramp-up et de reprise, de redéploiement dans des conditions saines et durables.

L’engagement majeur que nous devons prendre vis-à-vis de nos clients, c’est le respect des délais. Dans ce secteur industriel, tout le monde est en retard, et Valdunes était l’entité la plus en retard. Le but à présent est de limiter ces retards à une semaine ou dix jours quand l’unité de mesure du retard était mensuelle voire trimestrielle. Et petit à petit, nous enregistrons de nouvelles commandes, avec des clients qui étaient partis et qui reviennent. Notre politique porte ses fruits.