Russie : le tournant vers l’Est est-il irréversible ?
En 2023, les échanges de la Russie avec la Chine et l’Inde ont atteint respectivement 240 milliards et 65 milliards de dollars, un niveau record. Le commerce entre Moscou et les pays d’Asie dans leur ensemble représentaient 494 milliards de dollars, contre 163 milliards seulement s’agissant des échanges avec les pays de l’Union européenne (UE).
Pour rappel, en 2013 – dernière année « normale » dans les relations russo-occidentales – l’UE représentait 49,4% du commerce extérieur de la Russie. Certes, la Chine venait de dépasser l’Allemagne comme premier pays-partenaire de Moscou, mais il ne pesait alors que 10% de ses échanges contre plus de 33% l’an dernier.
La Russie, puissance européenne ?
Si l’aigle bicéphale représente la double vocation européenne et asiatique de la Russie, cette dernière s’est longtemps considérée – depuis les premières incursions du cosaque Ermak en Sibérie à la fin du 16ème siècle et jusqu’au début des années 2010 – comme une puissance européenne dotée de dépendances territoriales en Asie. L’histoire se faisait pour l’essentiel en Europe, et la Russie y était partie prenante par les guerres, les alliances, le commerce, les échanges culturels et, déjà, les affrontements idéologiques, notamment avec la France. La poussée russe à l’est fut rapide au 17ème et 18ème siècles, mais la cour des tsar s’y intéressait assez peu (ainsi la nouvelle du passage du Pacifique à l’Arctique par l’explorateur Semion Dejnev en 1648 ne sera-t-elle connue que bien après l’expédition de Vitus Béring 80 ans plus tard).
Au 19ème siècle, le pouvoir russe a cherché à étendre son empreinte en Sibérie orientale et sur la façade pacifique, avec des succès mitigés. Le transsibérien verra finalement bien le jour dans les années 1900, mais la Russie – comme la France avant elle – devra renoncer à son rêve américain (non seulement cède-t-telle en 1867 l’Alaska aux Etats-Unis, mais ces derniers renoncent au projet – dont on peine à imaginer les conséquences géopolitiques à long terme – de câble télégraphique vers l’Europe à travers la Sibérie au profit d’une liaison transatlantique vers l’Angleterre). A l’égard de la Chine, Saint-Pétersbourg mène à cette époque une politique parfaitement européenne en imposant, en 1858 et 1860, la conclusion de deux « traités inégaux » qui offriront à l’empire russe la rive gauche de l’Amour puis la province maritime où sera construit le port de Vladivostok (« contrôle l’Orient » en russe).
La défaite militaire contre le Japon (1905) et les interventions étrangères en Sibérie pendant la Guerre civile (1918-1921) – qui donne lieu à l’apparition d’une éphémère République russe d’Extrême-Orient – accentueront le sentiment de vulnérabilité de la Russie dans la région et auront des conséquences durables pour la politique de l’URSS dans la région. Comme en Europe, l’heure est à la mise en place d’une « frontière épaisse » comme l’a si bien décrite l’historienne Sabine Dulin.
L’Extrême-Orient soviétique devient un cul-de-sac stratégique et une région fortement militarisée : il le restera jusqu’à la perestroïka de Gorbatchev (le leader soviétique prononce en 1986 à Vladivostok un discours-programme sur l’Asie puis il se rend en mai 1989 à Pékin pour sceller la normalisation avec Deng Xiaoping). Dans l’intervalle, l’URSS avait très sérieusement envisagé d’utiliser l’arme nucléaire contre la Chine de Mao à la suite des accrochages frontaliers de 1969 et avait déployé sur la frontière sino-soviétique plus de divisions qu’en RDA.
Pas de retour au statu quo ante
Où en est-on aujourd’hui et que veut faire Vladimir Poutine dans la région ? A l’évidence, le « tournant vers l’Est » cesse d’être un simple mot d’ordre et prend de la consistance. Il s’est en réalité amorcé dès le sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) à Vladivostok en 2012 ; mais l’affrontement géopolitique avec l’Occident depuis le début de la guerre d’Ukraine en a fait un objectif impérieux pour le Kremlin. De fait, on le voit, la réorientation a été rapide.
Mais a-t-on affaire à un mouvement tectonique ou à une simple adaptation temporaire ? Nul ne le sait à ce stade. Le facteur démographique (près des ¾ de la population de Russie se trouvent dans la partie européenne du pays, contre un peu moins de 8 millions dans le district fédéral d’Extrême-Orient) pèse lourd ; la carte mentale des Russes aussi, pour lesquels l’Asie reste fondamentalement un autre monde (les Asiatiques, « amicaux » ou pas, continuant pour leur part de considérer les Russes comme des Européens).
Mais cette fois-ci, la Russie dispose de moyens financiers importants et elle investit lourdement dans les infrastructures, de Mourmansk à Vladivostok. Son pivotement va en outre de pair avec le glissement du centre de gravité du monde vers l’Asie-Pacifique ; et la cassure – notamment émotionnelle – avec l’Occident semble aller bien au-delà du conflit ukrainien.
Même si le conflit en Ukraine devait cesser dans les 18 mois à venir et si un nouveau modus vivendi devait émerger entre la Russie et le reste de l’Europe – ce qui apparaît hautement souhaitable pour la stabilité et la sécurité de notre continent –, un retour au statu quo ante semble peu probable.
Les intertitres sont de la rédaction.