Haute intensité et économie de guerre : ne pas se payer de mots

Le 14 juillet dernier, tirant les premières leçons du conflit entre la Russie et l’Ukraine, Emmanuel Macron affirmait : « Ceux qui nous disaient, il y a quelque temps, « la guerre de haute intensité ne reviendra plus » se sont trompés ». Dans les mois qui ont suivi, de multiples discours, comme celui sur « l’économie de guerre », laissaient entendre une évolution majeure de la stratégie nationale en matière d’équipements de défense, avec un effort industriel inédit pour mettre notre pays en état de faire face, avec ses alliés, à des défis militaires aussi contraignants. La LPM en gestation marque certes un effort financier inédit, mais les « gros bataillons » ne sont pas de retour. La pérennité de la BITD dépend donc encore du haut niveau des exportations. Une donnée particulièrement vraie pour le secteur terrestre, où les exécutifs successifs n’ont jamais brillé par leur engagement.

La haute intensité : une affaire de qualité et de masse

La guerre en Ukraine le montre tous les jours : le succès dans le combat de haute intensité ne dépend pas tant de la très nette supériorité technologique dans certains segments du dispositif, que de la capacité des belligérants à entretenir une masse importante de moyens et de feux de qualité au moins équivalente à ceux de l’adversaire, des mois durant, et de reconstituer régulièrement ce qui est détruit. Ce besoin concerne aussi bien le nombre de chars, de VCI, de canons, de groupes de combat, de drones, que le ravitaillement en munitions. L’armée ukrainienne consomme ainsi entre 5 000 à 6 000 obus de 155 mm par jour, l’armée russe, plus de 20000, et l’une et l’autre auraient perdu des milliers de chars et de blindés.

Une réalité qui s’impose aujourd’hui à tous, au point que même Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN déclarait « Le rythme actuel d’utilisation de munitions par l’Ukraine est beaucoup plus élevé que notre rythme actuel de production […] cela met nos industries de défense sous pression ». Pour répondre à ce besoin vital, il faut disposer, soit de ces moyens en grand nombre, avec une véritable stratégie de stocks, y compris le cas échéant d’équipements de la génération précédente, soit d’industries capables de produire de nouveaux équipements au rythme requis. Or la défense française ne dispose à ce stade ni de l’un ni de l’autre. Or une telle approche semble porter ses fruits, comme pour la Russie. Plus de 1200 chars russes auraient ainsi été mis hors de combat depuis le début de l’invasion. La Russie ne semble toujours pas en manquer, elle a des stocks, même très anciens, et elle produit.

L’armée française est échantillonnaire

Depuis les années 1990, l’armée française a évolué vers un modèle « bonzaï » comme le définit un rapport de la commission de défense de l’Assemblée nationale rédigé par Jean-Louis Thériot en février 2022. Ce terme repris par Elie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité de l’IFRI, qualifie ainsi une armée qui n’a renoncé, à juste titre, à aucune de ses capacités, mais ne possède que des échantillons de chacune d’elles. Au plan militaire, une telle posture est pertinente, puisqu’elle garantit pour nos armées une aptitude globale aux opérations interarmées dans tout le « spectre », comme disent les militaires, et dans une relative autonomie, mais de très courte durée, ainsi que le soulignait en 2021 une étude de la Rand Corporation.

Au plan industriel, ce choix a aussi un effet positif puisqu’il permet de maintenir une myriade de compétences très variées et complémentaires. Mais un tel système est en permanence sur le fil, puisque la faiblesse de la commande nationale rend l’investissement hasardeux, en raison de coût de R&D et de production dont l’amortissement va déprendre, in fine, du succès aléatoire des exportations.

Les exportations garantissent la souveraineté française

Comme le Ministre des Armées le rappelait devant la commission de défense, « L’armée française ne peut, à elle seule, remplir le carnet de commandes des entreprises qui fabriquent des Rafale par exemple ». Seul l’export peut venir combler ce manque, c’est ce qui permet de maintenir viable l’industrie de défense française. Elle peut alors alimenter l’armée française en équipements et préserver notre souveraineté en matière d’armement. Selon Michel Debré, ministre de la Défense sous Pompidou, les ventes d’armes sont « un problème d’existence ou de non-existence pour notre industrie d’armement qui si elle devait se contenter du marché national, ne pourrait subsister, et il n’y aurait plus de Défense nationale vraiment possible ». De fait, pour que le Rafale soit viable, Dassault doit en produire a minima onze exemplaires par an. L’armée de l’air n’en commandant pas autant, il est indispensable d’en exporter afin d’obtenir des économies d’échelle qui amortissent les coûts pour le producteur… et pour le contribuable s’agissant des acquisitions françaises.

Les exports dans la durée garantissent donc le maintien des chaînes de production dans le temps long, facteur de stabilité et de développement pour ces entreprises, et de préservation d’un savoir-faire national, garant de notre indépendance. Plus généralement, c’est un atout de souveraineté économique qui irrigue toute l’industrie. Roland Lescure, ministre de l’Industrie, y voit d’ailleurs la clef de l’excellence de la BITD française. Devant l’Assemblée nationale, il déclarait en septembre dernier que « au-delà de l’enjeu de la souveraineté française et européenne, disposer d’une industrie de haute technologie, d’une industrie de la défense forte et résiliente est un facteur de compétitivité ».

Le terrestre, parent pauvre du soutien aux exportations

Mais les aides de l’exécutif à l’export de l’industrie de défense ne sont pas égales. En effet, si la guerre en Ukraine montre un besoin énorme en matériel terrestre dans un conflit de haute intensité, l’industrie pourvoyeuse de tels équipement reste le parent pauvre des initiatives diplomatiques. De Le Drian avec les BPC Mistral, à Parly avec les Rafale, à Lecornu avec les sous-marins australiens, les ministres ne cachent pas la priorité qu’ils accordent aux grandes entreprises navales et aérospatiales. L’empreinte financière de leurs programmes à l’export s’exprime le plus souvent en milliards, et focalise les préoccupations et l’énergie de l’exécutif. Avec d’ailleurs des succès aléatoires, comme l’illustre le fiasco retentissant des sous-marins destinés à l’Australie.

Or, en dépit d’une enveloppe budgétaire de 413 milliards € sur les sept prochaines années, la nouvelle LPM n’annonce pas de changement de ce point de vue-là. Les efforts de modernisation se porteront en priorité vers l’outre-mer, le cyber, l’espace ou encore la guerre de l’information. Exit donc l’hypothèse, suscitée par l’apparente prise de conscience par le politique des impératifs de la guerre de haute intensité, d’un renforcement des capacités de l’armée de terre. Au point-même que Pierre Schill, l’actuel CEMAT, envisage de réorganiser les forces terrestres en diminuant la part dévolue aux forces de mêlée – sans pouvoir envisager non plus de renforcer l’artillerie, reine des batailles dans le Donbass.

« En même temps », adepte de l’injonction paradoxale, l’Élysée invite l’industrie de défense, dans le cadre d’une « économie de guerre », à « s’engager davantage » en baissant ses coûts et en produisant plus rapidement. Effort dont elle se montre capable, dans une certaine limite, comme en attestent les propos de Sébastien Lecornu, saluant la livraison de 12 canons Caesar à l’Ukraine, « parce que Nexter augmente sa capacité de production ».

La conservation des capacités industrielles réside donc dans les exportations, mais les timides succès de l’industrie terrestre ne doivent pas grand-chose à cet exécutif exigeant. Le Caesar, star des dons français à l’Ukraine, et déjà acheté par l’Indonésie, l’Inde, la Lituanie, le Danemark ou encore la Grèce, doit sa renommée à la mention « combat proven » par les armées françaises. Surtout il ne doit pas faire oublier l’absence de succès du Leclerc hormis les EAU il y a plus de 20 ans, ni le caractère unique, pour l’instant, du client belge des Griffon et Jaguar du programme Camo. Ni encore le fait que le VBCI, véhicule de combat d’infanterie emblématique précisément du combat de haute intensité, fasse encore antichambre dans les palais de l’émirat du Qatar, qui semble toujours y porter intérêt sans franchir le pas et n’attend peut-être qu’un peu d’entregent de la part du politique pour déboucher.

Autant de dossiers que, faute de revoir à la hausse le volume des forces terrestres françaises, l’actuel exécutif serait bien inspiré de soutenir à l’export, pour garantir la pérennité des chaines de production, l’appétit des industriels pour l’investissement, et partant, la possibilité de monter l’outil en puissance si le même exécutif, ou ses successeurs, devait faire face demain à des situations extrêmes.