Quel futur pour la relation franco-italienne une année après la signature du Traité du Quirinal ?

Le Traité du Quirinal signé entre la France et l’Italie le 26 novembre 2021 devait écrire un nouveau chapitre dans les relations bilatérales. Le processus de ratification a été long et s’est conclu en octobre 2022 avec le vote du Sénat français. Ce dispositif peut donc potentiellement entrer maintenant en fonction. Cependant, l’arrivée au pouvoir d’une majorité de droite en Italie a changé le climat bilatéral, en interrompant la remarquable entente constatée lors de la phase précédente entre le gouvernement Draghi et la présidence Macron.

Alors qu’Emmanuel Macron avait rencontré Giorgia Meloni dès le lendemain de son entrée en fonction à Rome en octobre dernier, l’affaire de l’Ocean Viking a jeté le trouble sur les relations bilatérales, en partant d’une erreur de communication du gouvernement italien qui a suscité de nombreuses crispations.

Lorsque l’on cherche à décrire les relations entre la France et l’Italie, on part souvent de l’économie en mettant en avant non seulement l’importance des investissements directs de part et d’autre, avec un niveau supérieur des investissements directs français en Italie mais aussi la croissance des échanges commerciaux avec un excédent pour l’Italie. La France et l’Italie sont de manière croisée les deuxièmes partenaires commerciaux, le premier étant pour les deux pays, l’Allemagne. Dans ce cadre on peut également relever que les entreprises françaises sont le premier employeur étranger en Italie. Ces quelques éléments rendent bien l’idée du fort niveau d’intégration, et donc d’interdépendance, qui existe entre les trois grands pays de l’Union Européenne, ce qui devrait conduire à penser de manière prioritaire l’interdépendance politique entre Paris, Berlin et Rome.

Si la relation franco-allemande s’est progressivement structurée depuis la signature du Traité de l’Elysée en 1963, le Traité du Quirinal signé en novembre 2021 marque un tournant pour la relation franco-italienne. Après un long processus de ratification parlementaire, ce traité entre aujourd’hui en vigueur. Il faut s’interroger cependant à la fois sur les potentialités de ce traité mais aussi sur les aléas politiques, comme le montrent les difficultés apparues lors de l’affaire de l’Ocean Viking.

Le contexte économique et industriel bilatéral semble particulièrement porteur. L’intégration des chaines de valeur entre les deux pays est à l’œuvre, caractérisée par la montée en puissance de nouveaux outils industriels. Par exemple nous observons en ce moment la relance des investissements dans le domaine des semi-conducteurs au sein de l’Union européenne avec de nouvelles capacités de productions de STM développées aussi bien dans la région de Catane que dans celle de Grenoble. Le rachat de Borsa Italiana par Euronext avec le transfert récent du centre de données dans les environs de Bergame reflète non seulement cette forte poussée bilatérale mais aussi la tendance d’intégration des infrastructures technologiques entre les deux pays. La co-entreprise de production de lunettes Thèlios créée par LVMH et le groupe Marcolin est en pleine croissance alors qu’à Bagno a Ripoli en Toscane le même groupe vient d’inaugurer la « Fendi Factory ». Dans le secteur spatial, l’Italie a annoncé en 2021 des financements importants au sein du plan de relance, avec en particulier la constellation de satellites d’observation Iride qui devrait remplir les carnets de commandes de ThalesAleniaSpace-Italie. Il faut également relever que d’autres entreprises technologiques ont un destin lié : c’est par exemple le cas d’ArianeGroup et d’Avio qui sont liées par une série d’accords de production et de fourniture pour les fusées Ariane 6 et Vega C, avec des aspects complexes de compétition et de coopération dans le contexte d’un marché en croissance comme l’indique la commande conséquente faite par Amazon pour son projet Kuiper en avril dernier. Même face à cette montée en puissance du carnet de commande d’Arianespace, les tensions subsistent entre Paris et Rome lorsque cette dernière prend ombrage du projet français de lanceur Maia, potentiellement concurrent de Vega.

Lors de la ministérielle ESA de novembre ces aspects ont refait surface, ce qui a provoqué une rencontre entre Bruno Le Maire et le ministre italien du développement économique Adolfo Urso. A la suite de cette réunion ont été annoncés des groupes de travail bilatéraux sur les questions de politiques industrielles, un dispositif prévu dans le Traité du Quirinal.

Cette décision représente certainement un point positif : elle permet d’entrevoir une dissociation entre le niveau politique, qui peut apparaitre comme fragile si ce n’est compromis dans le contexte actuel, et un niveau plus institutionnel et technique qui permet d’instruire sur le fond les dossiers d’intérêt stratégique entre les deux pays.

A cette lecture sectorielle, il convient d’en rajouter une autre plus territoriale. Dans le contexte italien, c’est la partie nord de la péninsule qui se taille la part du lion en matière de production autour des régions Lombardie, Vénétie et Emilie-Romagne. Ainsi la relation transfrontalière avec la France permet de mettre en perspective les logiques de production industrielle. Il convient toutefois de modérer ce jugement en constatant que les régions italiennes directement au contact de celles françaises, la Ligurie, le Piémont et la Vallée d’Aoste, apparaissent comme des zones qui cherchent à regagner de la compétitivité dans le contexte italien et d’autre part en rappelant que la frontière marquée par la chaine alpine a toujours représenté un lieu de division plutôt que facilitation des échanges. Mais ici encore une série de logiques nouvelles sont à l’œuvre. Depuis les années 1990 l’Union européenne a développé une vision faisant des zones frontalières des lieux de coopérations privilégiées. En ce qui concerne les infrastructures, la liaison Lyon-Turin qui est en train de péniblement voir le jour permettra de relier la profondeur de l’axe industriel Milan-Venise à la métropole lyonnaise et à l’écosystème industriel Auvergne Rhône-Alpes, qui arrive en deuxième place derrière la région parisienne. Cette accélération potentielle par le biais de la grande vitesse est d’ailleurs très largement sous-évaluée.

Ensuite il faut relever que des deux côtés de la frontière des pôles technologiques et universitaires peuvent apparaitre comme de véritables plateformes de croissance. Il s’agit non seulement de l’écosystème grenoblois, un pôle majeur de recherche et développement, de celui considérable de la métropole Lyonnaise, mais aussi de la Côte d’Azur avec la dynamique de synergies entre la technopole de Sofia-Antipolis et de l’Université Côte d’Azur qui connait depuis une dizaine d’années une véritable transformation basée sur la recherche. Ces pôles voisins de l’Italie sont déjà extrêmement actifs par le biais d’une série de coopérations bilatérales et apparaissent également comme attractifs pour de nombreux chercheurs et techniciens italiens qui choisissent de s’y installer, ce qui potentiellement crée un ultérieur effet de levier sur les coopérations bilatérales.

Le pôle turinois a obtenu le label de « capitale italienne de l’intelligence artificielle » ce qui montre l’investissement en cours sur la dimension technologique alors qu’à Gènes le remarquable Institut Italien de Technologie (IIT) est au cœur d’une relance « par le haut » de la dynamique de développement économique et humain. Enfin il ne faut pas évacuer l’importance de Milan comme lieu de transformation urbaine basée sur le développement de services avancés.

Dans le cadre bilatéral, les politiques transfrontalières sont souvent évoquées comme un mantra par les décideurs locaux de part et d’autre de la frontière. Longtemps, elles ont supporté la mise en place de projets permettant d’obtenir des fonds européens Interreg, dans les cadres Alcotra ou Marettimo.

Ces financements ont souvent été synonymes d’effets d’aubaines pour des initiatives de politiques sociales ou touristiques à destination de la montagne ou des îles, surement positifs mais plutôt décalés par rapports aux enjeux stratégiques représentés par le renouvellement des modèles de croissances basés sur l’accélération des cycles de recherches et technologies en synergie avec le tissu productif. Or les flux actuels transfrontaliers dans ces domaines montrent le potentiel énorme d’une accélération de l’intégration bilatérale, une dynamique qui peut également avoir un effet de transformation vertueux sur des territoires de frontières longtemps restés en marge du développement car souffrant du handicap de l’éloignement de la périphérie par rapport aux centres. Par exemple la partie occidentale de la Ligurie se tourne déjà largement vers la métropole niçoise, attirée non seulement par la facilité d’accès à l’aéroport de Nice, mais également par l’intérêt pour une montée en gamme touristique et industrielle dont la Côte d’Azur est porteuse. Il faut également poser le constat d’une complémentarité plutôt vertueuse, avec côté français une bonne capacité d’essaimage des logiques de recherches dans le territoire par le biais d’actions publiques qui mettent la technologie au centre de leurs priorités, une dynamique qui s’est accélérée au cours des dernières années. Côté italien, il faut relever la solidité des structures d’enseignement et de recherche mais rappeler la remarquable intensité du tissu économique du Nord de l’Italie, marqué par le dynamisme de l’entreprenariat et de l’investissement.

Dans ce contexte nous pouvons relever qu’une série d’acteurs interviennent déjà, depuis les individus ou entrepreneurs qui engagent des projets dans un contexte bilatéral et/ou transfrontalier jusqu’aux acteurs publics et les grands groupes. Nous nous trouvons donc en face d’une série d’opportunités qu’il s’agit d’accompagner, ou tout au moins de ne pas entraver.

Le Traité du Quirinal a bien saisi cet enjeu de développement qui apparait dans plusieurs articles. Faut-il imaginer des dispositifs spécifiques, et par exemple faire progresser les régimes juridiques publics dans le cadre transfrontalier pour accélérer les coopérations ? La réponse à cette question ne peut que passer que par une définition plus stratégique de la politique bilatérale, ne serait-ce que pour éviter les écueils du bas étiage constaté lors des projets européens transfrontaliers, une montée en puissance qui doit résulter d’une coopération gouvernementale accrue, une des promesses du Traité du Quirinal lorsqu’il prévoit par exemple la participation croisée de ministres français et italiens aux respectifs Conseils des Ministres.

D’un autre côté, l’importance et le caractère structurant des coopérations technologiques et scientifiques au niveau bilatéral nous permet de prendre position en faveur d’une croissance des mécanismes de soutien déjà existants, en augmentant par exemple les moyens de l’Université Franco-Italienne tout en renforçant la légitimé internationale d’une institution qui pour le moment apparait comme un sous-service du département relations internationales de l’Université de Turin. A titre comparatif, l’Université Franco-Allemande est dotée d’un budget annuel de plus de 13 millions d’Euro alors que celui de l’Université Franco Italienne est de quelques centaines de milliers d’euro, une disparité criante. Alors que nous constatons en Italie la forte croissance des formations de double diplôme « Esabac » au sein des lycées avec l’ouverture de plus de 300 sections dans la péninsule, en France les résultats sont nettement inférieurs avec une soixantaine d’établissements. Cela traduit certainement à la raréfaction de l’offre d’enseignement italien dans le système français, une langue particulièrement mal lotie en nombre de postes lors des concours de l’enseignement secondaire. Ici encore il apparait comme nécessaire d’inverser la tendance si l’on veut enclencher une dynamique similaire au franco-allemand mais aussi respecter une forme de parité avec les efforts consentis par l’enseignement public italien.

Il faut probablement être à la fois pragmatique et ambitieux, lorsque l’on constate que les logiques du développement industriel amènent les équipes STM de Catane à collaborer avec celle de Grenoble où bien les ingénieurs spatiaux de TAS à faire la navette entre Cannes et Rome, et ne pas se cantonner à une logique étroite de la coopération transfrontalière.

Si la science et la technologie doivent constituer des accélérateurs importants au niveau bilatéral, alors il convient de régler quelques problèmes généraux, comme l’absence de reconnaissance automatique des diplômes européens de la part de l’Italie, une véritable verrue normative qui constitue un frein important à la fluidité du marché du travail en général, et à celui de la recherche et de la technologie en particulier. Cet exemple apparait comme significatif car les potentialités bilatérales n’ont pas besoin de règles spécifiques pour s’exprimer, mais d’une continuité et d’un approfondissement de la réglementation européenne qui a déjà permis les progrès dans l’intégration des marchés.

Pour cette raison, la qualité du rapport politique bilatéral est primordiale. Si le Traité du Quirinal est apparu comme un instrument de remédiation visant à éviter la répétition de conflits cycliques (Edf-Edison, Stx-Fincantieri, rivalités diplomatiques autour de la Libye…), il illustre combien une gouvernance bilatérale renforcée est nécessaire pour assurer la nécessaire fluidité que les acteurs économiques, industriels, technologiques et scientifiques mettent déjà en œuvre de part et d’autre de la frontière. En Europe en général, et entre la France et l’Italie en particulier, l’espace politique apparait comme très imbriqué, avec des logiques internes et communautaires qui s’entremêlent. Par exemple dans le cadre du gouvernement dirigé par Giorgia Meloni la lecture française met souvent en avant un prisme lié à la politique nationale, à savoir celui du refus des rapports avec ce qui est défini comme « l’extrême droite », au nom de la crainte d’un tel scénario dans le cadre national. Côté italien le rapport avec la France obéit également à une série de structures, perceptions de rivalités historiques, des instances souvent portées par les partis nationalistes.

Ces mécanismes doivent être explicités et illustrent les compromis nécessaires entre les intérêts dans le cadre européen et les mobilisations liées aux scénarios politiques nationaux. Le contexte franco-italien indique cependant des tendances fortes, celle de logiques poussées d’intégration actuellement à l’œuvre qui posent les bases d’une communauté bilatérale renforcée. L’intégration que nous observons par le bout de la lorgnette économique concerne la société dans son ensemble et peut apparaitre à cet égard à la fois spécifique en ce qu’elle met en jeu des redéfinitions autour de l’identité bilatérale franco-italienne mais aussi banale car elle correspond à des phénomènes croissants au sein de l’Union Européenne.

Ces logiques obligent les représentations nationales à assurer la continuité de la coopération dans le cadre européen pour permettre l’expression du formidable potentiel de valeur ajoutée, non seulement technologique et économique mais aussi humaine, sociale et culturelle, en cours de développement au niveau bilatéral franco-italien. Un ensemble de raisons qui plaident pour poursuivre le renforcement des mécanismes institutionnels bilatéraux tels que prévus dans le Traité du Quirinal.