Le traité bilatéral franco-italien, une nécessité pour la politique industrielle

Les relations économiques entre la France et l’Italie sont intenses et bénéfiques. Alors que la balance commerciale penche en faveur de l’Italie, la France est le premier pays investisseur et le premier employeur étranger en Italie, signe de l’ancrage profond des chaines de valeurs de ces deux États membres de l’Union Européenne. Le premier partenaire économique des deux pays est l’Allemagne, et ils se classent respectivement en seconde et troisième position ce qui illustre bien la solidité de ces rapports qui apparaissent également comme triangulaires.

Si l’on parcourt les listes des entreprises qui caractérisent ces investissements croisés on relève la présence en Italie des groupes français Kering (Gucci), EDF (Edison), Lactalis (Parmalat), AXA, Essilor Luxottica, Carrefour, LVMH (Fendi, Bulgari), BNP Paribas alors que côté Italien ce sont les groupes FCA, Generali, Prysmian, Edizione (Autogrill), CIR Group (KOS et Sogefi), Saipem qui apparaissent dans le panorama français[1].

Ainsi c’est l’accélération d’une intégration économique européenne continentale qui constitue la toile de fond de ces relations. Le renforcement du marché intérieur à la suite de l’Acte unique européen de 1986 a certainement représenté une étape importante dans cette intensification des échanges. On pourrait désormais considérer que l’intégration économique est telle qu’elle a certainement besoin de régulation dans les différents secteurs, mais qu’elle est le fruit d’une dynamique privée qui n’a finalement peu ou pas d’aspects de politique publique. Il faut d’ailleurs relever comment dans le cadre franco-italien on assiste souvent à une intégration des chaines manufacturières, ce qui accentue la spécificité industrielle de ces relations bilatérales implantées dans les différents territoires. Le secteur du luxe apparait comme particulièrement incisif en matière de développement de filières de production conjointes, et l’exemple de la manufacture de lunettes Thélios crée en 2018 par le biais d’une entreprise commune entre LVMH et le groupe italien Marcolin à Longarone illustre cette dynamique.

Nous pourrions donc rapidement conclure que les complémentarités entre les tissus productifs français et italiens et les opportunités fournies par le marché intérieur européen déterminent une accélération économique bilatérale qui doit laisser les états sur le banc de touche, dans un rôle poli d’observation.

Ce constat doit être corrigé par plusieurs facteurs. Tout d’abord il faut relever que dans le contexte français et italien les États jouent un rôle direct dans l’économie et l’industrie. En effet aussi bien à Paris qu’à Rome nous trouvons des institutions publiques comparables (Ministères du Trésor, Caisse des dépôts française et italienne) qui gèrent les participations de l’état au sein du capital de certaines entreprises. Il s’agit d’une forme de capitalisme public dont les racines sont anciennes et qui s’est illustrée depuis la seconde guerre mondiale par la gestion en régie de monopoles industriels. Ainsi nous voyons comment les secteurs de l’énergie, des télécommunications, de l’aérospatial, des constructions navales mais aussi de la banque ou de l’assurance restent de part et d’autre des Alpes encore marqués par l’importance de l’actionnariat public. Plus récemment la crise de la covid-19 a modifié le paradigme économique européen, avec un retour sur le devant de la scène de l’intervention étatique, une tendance corroborée par la sortie de l’UE du Royaume-Uni, un des principaux soutiens de la conception libérale en Europe. Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une configuration qui semble marquer un retour des états sur le devant de la scène industrielle, ce qui correspond également à une période de crise qui par de nombreux aspects rappelle l’économie de guerre.

C’est dans ce contexte qu’il convient de rappeler que l’histoire récente des relations entre la France et l’Italie a été marquée par une série de blocages sur des dossiers industriels, autant d’achoppements qui doivent porter à des réflexions ultérieures.

Les difficultés engendrées par l’OPA d’EDF sur Edison à partir de 2001 illustrent ces problèmes.

Dans le cadre de la libéralisation du marché de l’électricité dans la décennie 1990, l’Italie décide de coller au calendrier promu par la Commission Européenne, avec comme objectif de récupérer de la compétitivité par le biais de la concurrence. C’est pour cette raison qu’au début de la décennie 2000, l’électricien ENEL, ancien monopoliste, programme une série de cessions de capacités de productions alors que le marché électrique s’ouvre en Italie. EDF, qui à l’époque est encore un établissement public à caractère industriel et commercial, va vouloir profiter de cette ouverture du marché italien en prenant le contrôle de la société Edison, récemment reconstituée, pour investir dans le secteur électrique. Cette prise de contrôle suscite une réaction forte de la part du gouvernement italien qui bloque les droits de vote d’Edf dans Edison par décret. La motivation principale est celle de l’absence de réciprocité : alors que le marché italien est ouvert aux investissements, le marché français est cadenassé et les Italiens se perçoivent comme l’objet d’une prédation de la part d’un opérateur directement contrôlé par l’État français. En résumé nous avons un établissement public français qui se comporte en investisseur agressif dans un marché électrique italien en cours de libéralisation, et sans que le marché français puisse par exemple être ouvert à l’électricien italien ENEL. Il faudra attendre plus de dix ans pour que ce rébus électrique franco-italien soit résolu et qu’EDF prenne le contrôle total d’Edison. Entre temps la tentative d’Enel de s’associer à Veolia pour prendre le contrôle de Suez en 2006 trouvera porte fermée à Paris avec une classe politique unanime pour refuser l’ingérence étrangère dans le marché français et se saisir de ce prétexte pour la constitution de GDF/Suez, une manière commode de privatiser Gdf. On notera d’ailleurs que cette OPA Veolia/Enel sur Suez de 2006 pouvait apparaitre comme prémonitoire de la douloureuse prise de contrôle de Veolia sur Suez en 2021. La solution de 2006, dans laquelle les Italiens d’Enel étaient essentiellement intéressés par les actifs de production nucléaire belge d’Electrabel alors que Veolia voulait récupérer la partie eau et déchets de Suez, n’aurait fait qu’anticiper l’histoire.

Cette saga de la prise de contrôle d’EDF sur Edison constitue un précédent lourd dans le cadre des relations industrielles entre la France et l’Italie. Elle instaure une défiance italienne à l’égard des investissements français au nom de l’absence de réciprocité. Elle illustre également la complexité de ces dossiers et la nécessité pour les gouvernements de trouver des instruments bilatéraux qui permettent d’aboutir à des compromis multisectoriels. A côté de la réciprocité dans l’ouverture du marché électrique français, une forme de coopération dans le secteur nucléaire sera élaborée alors que l’Italie souhaite reprendre pied dans cette technologie, initiative définitivement remisée à la suite de l’accident de Fukushima en 2011. Ces différentes étapes ont été marquées par des processus long de négociation entre entreprises et gouvernement, ce qui illustre des besoins de gouvernance bilatérale.

En 2008, l’offre, parfaitement cohérente, de reprise de la société d’aviation italienne « historique », Alitalia – déjà économiquement à l’agonie – par Air France-KLM, crée un psychodrame national côté transalpin et capote[2].

En 2017 l’échec de l’accord de reprise des chantiers de l’atlantique STX par l’entreprise publique italienne Fincantieri représente une autre illustration des limites fortes de la collaboration industrielle entre les deux pays.


À découvrir également : L’échec de l’accord STX-Fincantieri : est-il impossible de concilier politique industrielle nationale et souveraineté européenne ?


Ces dossiers vont entretenir la perception d’une défiance italienne à l’égard d’une France qui apparait comme méfiante si ce n’est hostile vis-à-vis d’entreprises comme Enel ou Fincantieri, fleurons du capitalisme d’état italien qui jouissent d’une excellente image outre-alpes. Ainsi dans ces différents dossiers c’est l’état italien qui s’est trouvé bafoué par les refus ou reculades françaises.

Et il faut également relever que des dossiers purement privés, comme la reprise du groupe Parmalat par la société française Lactalis en 2011, ont suscités une telle émotion en Italie que les gouvernements ont dû intervenir pour rappeler leur accord en matière d’investissements croisés.

Pour ce faire les gouvernements français et italiens utilisent souvent les sommets bilatéraux annuels, institués depuis l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981. Mais ces rencontres apparaissent souvent comme des forums de remédiations dans lesquels les gouvernements doivent gérer les conséquences négatives de dossiers industriels bloqués, comme cela fut le cas après 2001 (Edf/Edison), en 2011 (Lactalis) ou en 2017 (Stx/Fincantieri).

La répétition de ces blocages montre combien les diplomaties sont désormais habituées à intervenir dans ces dossiers bilatéraux, mais également l’absence de mécanismes de prévention.

Un renforcement des institutions bilatérales entre la France et l’Italie, qui passe par un traité bilatéral, apparait donc comme souhaitable. Si nous observons ces deux décennies d’achoppements industriels entre la France et l’Italie, force est de constater qu’il n’existe pas de capacité de définition et de compensation stratégique qui permette de poser les jalons d’opérations industrielles communes. Dès lors, nous assistons à des mécanismes de réactions qui sont à la fois couteux en énergie et qui, souvent, conduisent à des échecs. Il faut ici rappeler la solidité des mécanismes bilatéraux franco-allemands qui, malgré l’étiage parfois bas des relations politiques, assure une grande continuité dans la communication et la collaboration entre les administrations parisiennes et berlinoises depuis près de 60 ans. La mise en place d’un mécanisme bilatéral renforcé qui permette de créer à la fois des relations stables et suivies non seulement entre les ministres mais aussi entre les différentes administrations est certainement le gage d’une amélioration du traitement des dossiers industriels. Elle permettrait également d’augmenter la capacité de définition de stratégie communes, un aspect qui a beaucoup manqué dans les cas Edf/Edison ou Stx/Fincantieri.

Les grands groupes contrôlés par l’État en France et en Italie sont des acteurs de premier plan de l’économie européenne, amenés d’une façon ou d’une autre à interagir dans le futur proche. Déjà dans le cadre spatial les entreprises communes Thales-Alenia Space et Telespazio contrôlées par Thales et Leonardo illustrent le caractère stratégique et sensible de cette coopération. Il faut également relever que la France et l’Italie sont actionnaires de l’entreprise ST Microelectronics, un des rares producteurs européens de semi-conducteurs dont l’importance stratégique actuelle est cruciale et qui doit être géré en conséquence. L’acquisition récente de Borsa Italiana par Euronext représente un autre élément de premier plan dans cette intégration économique en cours, avec l’Italie qui récupère la gestion du centre de données d’Euronext qui se trouvait auparavant au Royaume-Uni.  Enfin il ne faut pas sous évaluer la puissance de la connexion ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin qui, une fois réalisée, permettra de mettre en relation Paris et la Région Rhône Alpes avec la dorsale industrielle du Nord de l’Italie qui court de Turin jusqu’à Venise en passant par Milan, une liaison dont le potentiel est largement sous-évalué. À cet égard il convient d’ailleurs de relever comment la liaison rapide entre Paris et ce que les italiens ont souvent appelés la « galaxie du Nord », c’est-à-dire l’écosystème d’entreprises privées qui constitue la colonne vertébrale du capitalisme italien, évoque la vielle alliance entre le capitalisme parisien et milanais, l’axe entre la banque Lazard et Mediobanca qui avait fait florès de l’après-guerre jusqu’aux années 1990 autour du banquier italien Enrico Cuccia et de ses correspondants parisiens André Meyer, Michel David Weill ou Antoine Bernheim.

Bien sûr, le cadre de l’Union Européenne reste la référence principale en termes d’évolution de la réglementation, cruciale dans les domaines technologiques et numérique ainsi que régulation des marchés. Mais l’approfondissement des institutions bilatérales franco-italiennes peut contribuer à résoudre les problèmes déjà relevés et à projeter la politique industrielle dans une vision de compétitivité et d’intégration qui tienne compte de la dynamique porteuse qui existe à la fois dans le secteur manufacturier et industriel entre la France et l’Italie. Le traité bilatéral franco-italien n’est pas seulement un exercice de politesse diplomatique qui doit permettre de tourner la page de décennies difficiles entre les deux pays. Il s’agit aussi de mettre en place des un cadre stable et permanent de consultation gouvernementale qui permette à la relation industrielle bilatérale de développer toutes ses potentialités.

 


[1] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/IT/france-et-italie-une-relation-economique-bilaterale-forte
[2] Il n’est toujours pas terminé à ce jour…