Face aux impasses du tout numérique, l’explosion des solutions mi-physiques mi-digitales

Les 18 derniers mois auront marqué un mouvement de bascule sans précédent en faveur de la numérisation : du commerce aux loisirs en passant par la médecine, tout passe par Internet, et ce n’est que le début de cette tendance. Pourtant le besoin de contacts physiques, la volonté de se frotter au monde réel exercent un puissant contre-pouvoir au tout numérique. L’approche visant à marier les deux univers semble promise à un bel avenir !

Par Bertrand Laurioz, Président-Directeur Général du Groupe ADLPerformance

Le marqueur de notre temps semble être celui de la digitalisation. L’économie numérique, la dématérialisation des services, le commerce en ligne, la télémédecine ou le télétravail auraient définitivement, avec l’aide de la crise sanitaire, supplanté le monde physique. Mais cet incontestable dynamisme du virtuel pourrait ne pas être aussi absolu que certains le pensent. Derrière la montée en puissance du digital, un mouvement opposé s’épanouit peu à peu. Il entend retrouver un esprit de convivialité. S’il ne s’agit pas de contester la praticité de certains achats en ligne ou le gain de temps permis par la e-administration, il n’en reste pas moins que le tout numérique fait de moins en moins rêver.

Les limites criantes du télétravail

Le besoin de contact physique pourrait bien se révéler la surprise des années à venir. Ainsi dans la sphère professionnelle, les confinements ont révélé les difficultés du travail à distance : plus de 50 % des actifs avouent avoir souffert psychologiquement de la perte de lien et de l’isolement (sondage IFOP paru en mai 2021). Certes le télétravail, rendu obligatoire par la Covid quand il pouvait être mis en place, a imposé une véritable révolution dans les modes d’organisation des entreprises. Il garde ses adeptes et stimule l’imagination de certains architectes. Le bureau physique, déserté, fait ainsi l’objet de projets de conversion qui visent à en faire un simple lieu de passage, réservé aux brebis égarées qui n’auraient pas compris le sens de l’Histoire. Le flex office acte d’un rapport nouveau à l’espace dévolu au travail : une présence anonyme, transitoire, détachée. Pour ne pas pousser le désenchantement trop loin, des espaces ludiques sont imaginés pour créer un peu de vie dans cet environnement déshumanisé.

Hélas ces brillants concepteurs se heurtent à la réticence des salariés. Car si une majorité ne rechigne pas à télétravailler, ils en reconnaissent vite les limites. Le besoin présentiel se fait sentir : réunions impromptues, conversations spontanées, échanges amicaux s’avèrent plus que de simples futilités. Ils participent de la vie sociale et favorisent aussi la productivité en fluidifiant l’échange d’informations. Sans parler des conditions parfois précaires du travail à la maison, notamment pour les plus jeunes. Quant aux réunions Zoom et autres Teams, elles se révèlent épuisantes lorsqu’elles s’enchainent mécaniquement. Loin de reposer le salarié, le télétravail rime parfois avec burn-out, la frontière entre vie professionnelle et personnelle s’estompant. Dans les entreprises, ce tiraillement s’illustre dans les positions divergentes de certains dirigeants, et dans les négociations parfois tendues visant à définir les accords sur le télétravail. Jamie Dimon, patron de la prestigieuse banque JPMorgan Chase, invite ses cadres à retourner au bureau. Il considère ce retour comme la condition d’une équipe soudée. Dans le même temps, la Société Générale vient de signer un accord permettant le télétravail 3 jours par semaine pour ses collaborateurs. Des appréciations différentes sur l’avenir de la vie professionnelle.

Le commerce physique conserve ses adeptes

Une dualité qui se retrouve aussi dans la distribution. Bien sûr le commerce en ligne conserve un dynamisme important. Selon la Fevad (fédération e-commerce et vente à distance), le secteur du e-commerce a atteint en France 112 milliards d’euros en 2020, en hausse de 8,5% sur un an, et représente 13,4 % du commerce de détail. Les consommateurs plébisciteraient donc cette modalité d’achat. Mais à y regarder de plus près, le bilan mérite d’être nuancé. Là aussi, le confinement et la fermeture des magasins dits « non essentiels » ont imposé ce mode de consommation. Au point de rendre les chiffres un peu trompeurs. Par ailleurs, plus de 80% du chiffre d’affaires généré sur le web est réalisé par seulement 5 % des plus gros sites marchands. Le développement du e-commerce favorise quelques acteurs dominants, au détriment du commerce de proximité. Une tendance qui inquiète et fait réagir citoyens et pouvoirs publics.

L’opération ‘Action Cœur de Ville’ vise ainsi à redynamiser les magasins des villes moyennes, chacun reconnaissant que l’attractivité d’un centre-ville passe par la vitalité de ses commerces. Une politique qui pourrait trouver un soutien spontané chez les consommateurs. Car un site marchand n’offrira jamais ni le charme, ni le contact d’un magasin avec pignon sur rue. Le besoin de pouvoir essayer, sentir, manipuler et toucher les produits préserve un avantage concurrentiel inattaquable au commerce physique. A cela s’ajoutent les inconvénients inhérents à la vente en ligne : des délais de livraison aléatoires et une crainte pour la sécurité du paiement comme pour l’utilisation des données personnelles. Les intrusions informatiques chez certains e-commerçants se soldant par le vol de dizaines de milliers de coordonnées bancaires ne favorise pas la confiance du consommateur. Le chercheur en sécurité informatique Max Kersten a réussi à établir une liste de 1.236 sites marchands victimes de vols aux données bancaires entre 2018 et 2020 ! Il est donc peu surprenant que même hyperconnecté, le consommateur plébiscite un retour aux valeurs traditionnelles du commerce.

La presse papier résiste

Même constat pour la presse. Là aussi, la version numérique des titres de presse s’est développée, au détriment du tirage papier.  Le Monde a gagné 95.000 abonnés en ligne au premier semestre 2020 selon Mind Media. Les sites de presse ont reçu en moyenne mensuelle 2,7 milliards de visites en 2020, une progression de 33% sur l’année précédente, selon l’ACPM (l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias). Facilité d’accès, gratuité parfois, choix quasi infini de l’offre, couplés à l’explosion de la consommation numérique en mobilité, se sont ligués pour assurer le succès des versions web de nos quotidiens et magazines. Pourtant la lecture sur écran se révèle fatigante, singulièrement après une journée passée devant son ordinateur. Surtout, le papier conserve de sérieux atouts. Il permet le feuilletage, offrant une lecture différente du site web, plus ouverte sur des informations non recherchées. Sur le papier, les mots ont plus de portée, se mémorisent mieux. Les quotidiens ne négligent d’ailleurs pas leur version imprimée, qui résiste aux assauts du digital : aujourd’hui, il représente par exemple 70% du chiffre d’affaires du Figaro selon Bertrand Gié, directeur pôle news du Figaro. Autre illustration : pour la presse dans son ensemble, 37 % des lecteurs restent exclusivement papier selon l’ACPM.

Ces différentes tendances mises bout à bout témoignent des limites du tout numérique, qui seraient aujourd’hui atteintes. Notre contemporain reste un être social, qui a besoin d’interactions physiques dans sa vie professionnelle comme personnelle, et souhaite conserver un rapport concret, tangible voire tactile au monde qui l’entoure. Pour autant il apprécie les apports d’Internet, continue à plébisciter les applications sur son smartphone, n’envisage plus de faire la queue une demi-heure pour se procurer un formulaire administratif.

Concilier numérique et physique : un impératif

En réalité, c’est le mixte du meilleur des 2 mondes qui semble promis au plus bel avenir. Pouvoir opter pour le numérique quand il apporte un gain de temps ou de choix, sans renier le monde physique pour sa convivialité et sa sécurité. Le développement des ventes omnicanales illustre parfaitement ce mouvement. Les entreprises de retail ont compris qu’une stratégie 100 % online n’est pas viable. Elles s’efforcent donc d’unifier et de synchroniser tous les canaux de communication et de vente. Les magasins s’intègrent dans un ensemble plus vaste réunissant le site internet, les applications mobiles, les réseaux sociaux et la hotline. Dans cet écosystème, le « web-to-store » devient la référence : le consommateur peut commander son article sur le site internet et venir le retirer en magasin. En retour les points de vente se digitalisent, le produit indisponible pourra ainsi être commandé en quelques clics. Cette interconnexion du digital et du physique introduit une nouvelle expérience client, avec un parcours d’achat ininterrompu entre la boutique traditionnelle et la sphère digitale.

Cette philosophie du meilleur des 2 mondes se retrouve aussi dans le développement du télétravail. La crise sanitaire passée, le travail à distance s’imposera pour beaucoup de salariés, mais il ne se substituera pas à la présence physique. Il faut donc trouver une nouvelle organisation, souple et pragmatique, susceptible de satisfaire le plus grand nombre. A la maison, le travail doit rester dans un temps et un espace réservés pour qu’il n’empiète pas sur la vie privée. Au bureau, les espaces collaboratifs ou ludiques doivent cohabiter avec des lieux clos et calmes. Surtout l’accompagnement des salariés doit être resserré pour compenser la distance. Charge aux managers d’intégrer cette nouvelle réalité pour rester à l’écoute de leurs collaborateurs et garantir une continuité harmonieuse entre travail à domicile et bureau. En retour, ils trouveront des salariés plus productifs, heureux de s’épargner les temps de transport mais satisfaits de se rendre au bureau quand cela sera nécessaire.

Dans la presse aussi, l’alliance du papier et du digital est susceptible de fidéliser des lecteurs, voire d’en attirer de nouveaux. Les formules d’abonnement proposent presque systématiquement une option « web + papier » qui rencontre son public. La lecture papier rime souvent avec détente et concentration, la disponibilité du web offrant l’actualisation des informations et la possibilité d’enrichir les formats avec l’introduction de la vidéo.

Un constat s’impose : partout, la digitalisation fait naitre en boomerang un besoin de proximité et de contact. La e-administration, dont on ne saurait nier les bénéfices, réclame en parallèle de renforcer les moyens de contact, non virtuels ceux-là ! Partout où l’économie se dématérialise pour apporter plus de services, la relation client doit être renforcée. Numérique et physique se complètent pour bâtir une nouvelle économie, qui doit être à la fois servicielle et humaine. Un défi pour les années à venir.