Les défis et perspectives de l’Amérique latine au XXIème siècle

L’Amérique latine a rendez-vous avec son destin. Plus que jamais, l’année 2021 est déterminante dans l’évolution d’un continent qui a pris conscience, à travers la crise de la Covid19, de l’exigence de se réformer. Les conséquences politiques, économiques, sociales, psychologiques, sont à la hauteur des ravages que la pandémie a provoqués dans un grand nombre de sociétés des pays du continent.

L’Amérique latine est diverse. Avec la région des Caraïbes, elle compte 33 pays. Ce sont sur le continent, du Mexique à la Terre de feu, 20 pays qui le composent, avec autant d’éléments de diversité, à la fois sociale, économique, identitaires. Cette réalité a constitué le cœur d’une construction des Etats, dans l’histoire depuis les premières indépendances au XIXème siècle. Les soubresauts du XXème siècle, les combats idéologiques qui ont marqué le temps de la Guerre froide, ont continué à façonner un continent qui reste une terre de contrastes. Des pôles de développement autant sur le plan des infrastructures, du développement des villes qu’incarnent si bien Mexico, Sao Paulo, Santiago, Buenos aires, Medellin ou Panama ciudad, que de l’innovation dans les services, côtoient des secteurs caractéristiques du mal développement.

Comment ne pas être frappé par exemple, par le fait que 54% des emplois, sont identifiés dans le secteur informel ? De cette réalité découlent une politique fiscale étroite, limitant d’autant les marges de manœuvre de l’État, une structure de production qui laisse trop peu de place à la transformation des matières premières. Et pourtant ! Le continent latino-américain détient toutes les ressources lui permettant non seulement de s’auto-suffire, mais générer des richesses au service de son développement. Les bases structurelles des économies qui ont longtemps conduit les sociétés à être largement inégalitaires, ont conduit à des luttes idéologiques qui ont ancré une image contrastée d’un continent qui a pourtant connu durant les années 2000, un taux de croissance soutenu avoisinant les 6% par an.

Dès lors, l’Amérique latine sera-t-elle au rendez-vous du XXIème siècle ? Pourra telle répondre aux défis de l’innovation, du soutien au développement, de la constitution de nouveaux liens internationaux dans le but de garantir sa place dans un monde qui ne cesse de se transformer ? Les perspectives, d’une Amérique latine dans le cœur des relations internationales ou à la marge, du monde en découleront.

La pandémie de la Covid 19 : une transition de tous les possibles

Santa Ana, Salvador, 24 mai 2020 – Foto EDH/ Yessica Hompanera

 

L’Amérique latine a toujours été un continent de ruptures historiques : les périodes précolombiennes, la conquête, les indépendances, les nationalismes, les conflits et tensions de la période Est-Ouest. Le continent s’est transformé au fil de l’histoire, par à coups, révolutions, conflits internes.

La pandémie de la Covid 19 constitue la version contemporaine d’une série historique de convulsions qui ont toutes ouvert une phase de transition. Celle-ci est à manier avec prudence compte tenu de la diversité des situations en fonctions des réalités nationales. Mais des points communs émergent tant les données globales révèlent les défis auxquels l’Amérique latine se doit de répondre. Le premier de tous est naturellement la hausse du niveau de pauvreté.

L’Amérique latine compte plus de 600 millions d’habitants répartis sur une superficie de 20 millions de km2.  La pandémie qui touche à ce jour, plus de 25 millions de personne, a causé au début de l’année 2021, plus de 800.000 décès. L’Amérique latine est devenue, à la fin du 1er trimestre, le continent le plus touché par le virus. Le ralentissement des échanges, le frein à la consommation, se traduisent par une dégradation de la situation économique : en 2020, la croissance a chuté de 7.7% tandis que 2021 laisse une stabilisation autour de 3.5%. Ce niveau n’est pas suffisant pour constituer une large offre d’emplois  permettant de faire baisser de manière significative, le niveau de pauvreté. Ce sont près de 115 millions de personnes qui sont entraîné dans la spirale de la pauvreté de manière durable. Beaucoup sont issues des classes moyennes qui avaient émergé durant les années 1990 et 2000. Les engagements financiers qui procuraient un accès à la consommation, n’ont pas résisté au ralentissement économique et à la hausse du coût de la vie qui ont accompagné la pandémie.

Dans les faits, cette dernière a servi de révélateur d’une situation tendue, devenue chronique. Elle en est devenue l’accélérateur alors que les origines de la crise sont à rechercher  dans les structures économiques et sociales. Elles sont notamment, caractérisées par un manque de diversification des secteurs d’activités, par le manque de redistribution des richesses, et la dépendance à la seule exploitation des matières premières consacrées à une forte exportation.

Le Brésil, le Mexique, l’Argentine, la Colombie et le Chili constituent les économies de tête d’un continent habitué aux contrastes. Ils se déclinent sur un continent qui pourtant, compte des points d’unité. Ces derniers expliquent la propagation de l’onde de choc économique de la crise sanitaire : une protection sociale largement incomplète, une fiscalité qui ne permet pas à l’Etat de bénéficier de suffisamment de recettes publiques, l’installation d’un système économique exportateur au détriment d’un modèle de production et de transformation localement.

Comment résister dans ces conditions, à la poussée de la Chine, déjà 1er partenaire commercial du Brésil, très implantée en Equateur, au Pérou, au Panama, mais également au Mexique ou en Argentine ? Au-delà des matières premières, ce sont les infrastructures notamment dans les domaines de l’énergie, des télécommunications et numériques  tout autant que dans les transports de masse qui permettent à Beijing d’ancrer sa présence.

Malgré une émergence forte des classes moyennes, ces économies ne sont pas parvenues à bien intégrer des sociétés mécaniquement inégalitaires. L’Amérique latine est saisissante par la coexistence de mondes qui renvoient à la fois à des pôles de développement et d’une innovation mondialisée et des espaces de mal développement quand ils ne sont pas caractéristiques du sous-développement qui renvoient aux mécanismes d’une autre époque si bien décrite par Eduardo Galeano dans son ouvrage « Les veines ouvertes de l’Amérique latine »[1]

La Colombie, le Pérou s’étaient habituées durant la décennie qui vient de s’écouler à des taux de croissance avoisinant ou dépassant les 5% par an. Les pays exportateurs de matières premières, s’étaient habitués aux dividendes permettant pour les uns, à des investissements dans les secteurs des travaux publics et routiers,  pour d’autres à s’attacher une clientèle. Après la décennie perdue des années 1980, voici venue la « décennie magique » des années 2000. Le Brésil, le Mexique intégraient la liste des pays membres du G20 et se classaient parmi les 15 premières économiques mondiales.

Hélas, la crise devait éclater au milieu des années 2010 : chute du prix du pétrole et des produits miniers, ralentissement économique, enlisement social, scandales de corruption dont l’affaire Odebrecht[2] a été la plus emblématique bouleversant la scène politique dans plusieurs pays et tout particulièrement au Brésil, la spirale d’une descente aux enfers était enclenchée. Le taux de croissance moyen du continent a été de 0.5% entre 2015 et 2019.

La crise des migrants en est une des facettes à l’échelle du continent, des défis que se doit de relever l’Amérique latine de l’après Covid 19 : 3 millions de vénézuéliens ont quitté leur pays depuis 2018, pour gagner principalement, la Colombie, l’Equateur, le Pérou et le Chili, déséquilibrant les économies de ces pays qui ont dû intégrer des millions de personnes, peu qualifiées et sans attaches dans le pays d’accueil.

Les embrasements sociaux des années 2019 et d’une partie de l’année 2020, ont révélé les fractures qui se sont cristallisées avec la crise sanitaire. La Bolivie est parvenue à travers la dernière élection présidentielle, le 18 Octobre 2020, à éviter un affrontement communautaire. Pour leur part, les situations au Nicaragua et au Vénézuéla s’inscrivent dans un climat de polarisation généralisée qui procure une forme de « prime au sortant ».

Fermeture des espaces ou sentiment de marginalisation, ruptures politiques se traduisant au mieux par une désaffection électorale au pire par une violence, autant de réalités que la crise de la Covid 19 a contribué à placer au premier plan.

Le choix cornélien de la résignation ou de la volonté d’aller de l’avant ?

L’Amérique latine a-t’elle finalement le choix alors que la pandémie a creusé les inégalités ? Elle a rappelé à tous, la menace d’une marginalisation économique. Elle a laissé entrevoir les risques d’une fracture numérique et technologique, renvoyant une partie du continent aux marges du monde.

L’Amérique latine est continent de contrastes. Il est également celui des contradictions : le brassage culturel, la créativité, l’émergence de « majors » industriels côtoient le secteur informel, un accès à l’éducation qui peine à se généraliser. Comment pourrait-il en être autrement alors que 54% des emplois dépendent du secteur informel ? La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraibes (CEPALC) chiffre d’ores et déjà à – 5.3%, le choc de la Covid-19 sur le PIB continental et au sortir de la première année de la pandémie.

Dépendance des grandes économies sud-américaines comme le Brésil, l’Argentine, le Chili, mais également le Pérou, la Colombie ou l’Equateur à l’état de santé des marchés chinois, asiatiques et européens, rapport complexe à l’autorité publique, déterminisme social toujours aussi puissant, les raisons de s’inquiéter ne manquent pas . Les économies d’Amérique centrale sont alimentées pour 30%, par les revenus tirés des fameuses  « remesas », cet argent envoyé aux familles par ceux qui vivent à l’étranger, essentiellement aux Etats-Unis. Au Guatémala mais plus encore à El Salvador ou au Honduras, ces flux sont évalués entre 18 et 25% de l’ensemble du PIB national. Plus de 20 milliards de dollars sont ainsi envoyés chaque année en Amérique centrale. La crise sanitaire a conduit à une baisse des flux compris entre 10 et 15%. Faiblesse de la pression fiscale en moyenne 23% quand elle est de 34.3% du PIB dans les pays de l’OCDE[3] et par voie de conséquences, avec un faible niveau d’investissements publics. Cercle vicieux que la crise a révélé dans toute sa dimension La résignation est de mise. À cette réalité, s’ajoute celle du crime organisé, renforcé par le trafic de drogues. S’il est toujours difficile de chiffrer son poids,  ses revenus sont évalués entre 3 et 5% du PIB du continent.

La pandémie a accéléré la prise de conscience collective sur la nouvelle réalité. Il existe désormais un avant et un après Covid-19.

Quelles perspectives de rebond ?

Elles passent par des réformes dans le système économique afin de soutenir une classe moyenne actuellement en difficulté. Il s’agit ni plus ni moins de bâtir les bases d’un nouveau contrat social qui permettrait de prévenir les possibles crises sanitaires à l’avenir.

Ce tableau sombre posé, les jalons d’une reprise et de réformes sont désormais bien établis. Les défis ne manquent pas :

  • Retrouver un équilibre budgétaire et la voie de la croissance
  • Renforcer les liens publics-privés
  • Développer une attractivité pour les investissements étrangers
  • Renforcer une meilleure convergence normative entre les pays
  • Réviser les politiques fiscales au service de politiques publiques
  • Créer des politiques de protection sociale
  • Préparer les économies à absorber de prochains chocs
  • Réviser et renforcer les coopérations régionales.

La réforme de fond porte évidemment sur la fiscalité, autant sur les entreprises, les produits importés et exportés que sur les revenus. Cette nécessité apparait titanesque, pour certains illusoire mais la durée de la crise a réveillé les consciences. La réforme constitutionnelle annoncée au Chili pour le 14 Avril 2021, montre combien les temps ont changé. L’inscription de la crise dans la durée, inquiète tous les secteurs et favorise un sentiment de renouvellement indispensable pour la surmonter et pouvoir vivre.

Dans cet ordre d’idées, les questions environnementales, celles touchant à la sécurité alimentaire, à la gestion de l’eau et des déchets dans les grandes agglomérations, deviennent des notions qui renvoient aux fondamentaux d’une société à refonder. La crise sanitaire, sa longueur, la déstructuration d’une frange de la société fragilisée ou marginalisée, sans doute durablement, ne peut que conduire à des tensions et soubresauts si rien n’est fait pour réformer et adapter les structures économiques à la nouvelle réalité.

Mécontentement dans les rues ou renforcement d’un autoritarisme du pouvoir deux options qui ne sont pas satisfaisantes. La mécanique électorale se déroule tut au long de l’année : élections présidentielles en Equateur (7 Février), au Pérou (11 Avril), au Nicaragua (7 Novembre), au Chili (21 Novembre), au Honduras (28 Novembre) ; élections législatives en Equateur (7 Février) à El Salvador ( 28 Février), au Chili (élections constituantes, le 11 Avril), au Pérou (11 Avril) , en Argentine (24 Octobre), au Nicaragua (7 Novembre), au Chili (21 Novembre) et au Honduras (28 Novembre). Elections régionales en Bolivie  (7 mars), au Chili (11 Avril), au Mexique (6 Juin) , au Paraguay (10 Octobre), au Honduras (28 Novembre). Tous ces rendez-vous électoraux vont fixer la tonalité sociale et politique dans ces pays à travers le continent tout au long de cette année fondatrice.

L’évolution de la situation intérieure va, évidemment, conditionner le positionnement international de l’Amérique latine. L’arrivée à la Maison Blanche d’un nouveau Président, M. Joe Biden, aura sans doute des conséquences importantes. La bienveillance à l’égard du Président brésilien sous l’administration Trump, la volonté d’en finir avec le gouvernement de Nicolas Maduro, le placement de la problématique des migrants au cœur des relations avec le continent conduisant au concept du « Safe third country » avec l’Amérique centrale, des relations tendues avec le Mexique, autant d’axes qui seront vraisemblablement revisités. Les États-Unis, partenaires de l’Amérique latine, savent que de nouveaux acteurs se sont implantés sur le continent : la Chine, mais également la Turquie, le Qatar. Les relations avec l’Europe se sont densifiées mais sont distancées sur le plan économique, par le nouveau poids de Beijing. Un nouvel engagement sur des bases contractuelles entre les États-Unis et ses voisins latino-américains, apparaît indispensable pour une relation partagée et plus apaisée alors même que la pandémie bouscule l’ordre établi.

Conclusion

Survivre, retrouver une place crédible dans le jeu international à la fois diplomatique, géopolitique et commercial, exige une forme d’« aggiornamiento » structurel des sociétés d’Amérique latine. La tâche est immense, tant le manque de coopération régionale a été criante durant toute l’année écoulée. Pourtant, elle apparait indispensable.

La géopolitique des vaccins se met en place et alimente la diversité latino-américaine, au détriment d’une unité régionale qui fait tant défaut dans cette crise. Ceci étant l’accès aux vaccins constitue une étape stratégique dans la stabilisation de l’Amérique latine avant d’engager celle d’un repositionnement qui sera d’autant plus renforcé qu’il sera le produit d’un mouvement de réformes de fond.

L’Amérique latine a les ressources non seulement pour prendre la mesure des changements mais pour procéder aux réformes qui lui permettront de rebondir. Il s’agit d’un tournant historique à la hauteur du rendez vous qui l’attend avec son destin pendant ce XXIème siècle.

Crédit photos : El Diario de Hoy.
[1] Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon, Coll Terres humaines, Paris, 1981
[2] Alain Rouquié, Guerres et paix en Amérique centrale, Seuil, Paris, 1992
[3] Scandale Odebrecht : la société brésilienne de BTP aurait versé de 2001 à 2016, des pots de vins à des nombreuses personnalités politiques de plusieurs pays latino-américains, provoquant des séismes politiques sur le continent.