La sécurité alimentaire en question au Liban – Anne Gadel

À Beyrouth, l’explosion du port le 4 août dernier, entérine une crise multiforme qui affecte le Liban depuis plusieurs décennies. A la crise économique et politique s’ajoute une crise sociale sans précédent, aggravée par un risque de crise alimentaire majeure. Cet article vise à donner un éclairage économique et structurel sur la situation alimentaire au Liban au regard de l’explosion du port du 4 août dernier et de la crise que traverse le pays.

Selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM) (Vulnerability Assessment of Syrian Refugees in Lebanon, VASyr 2020) 19% des foyers de réfugiés syriens se trouvent en situation d’insécurité alimentaire (“food poverty”), et 50% déclarent que leur souci majeur est d’arriver à se nourrir (“food insecure”), les “coping mechanisms” étant de plus en plus nombreux. S’appuyer sur des aliments moins préférés ou moins chers, réduire le nombre de repas consommé par jour ou la taille des portions des repas et limiter la consommation par les adultes pour que les enfants puissent manger, sont autant de stratégies que de plus en plus de foyers ont adopté en 2019 pour faire face à un manque de nourriture. Un autre rapport du PAM datant de juin 2020 fait état de la multiplication des les stratégies d’adaptation alimentaires au sein des population syriennes, palestiniennes et libanaises (Assessing the Impact of the Economic and COVID-19 Crises in Lebanon, 06/2020), tandis qu’un sondage effectué par le même Programme entre avril et mai 2020 souligne que 50% des libanais interrogés déclarent que la nourriture est une source majeure de préoccupation.

On ne connaît pas exactement le nombre de bouches à nourrir dans un pays qui compte près de 1,5 million de réfugiés syriens et plus de 500 000 réfugiés palestiniens en sus d’une population de 5,5 M d’habitants qui se paupérise à une vitesse inédite. Le nombre de personnes pauvres est difficilement calculable dans un pays qui n’a pas connu de recensement depuis 1943, pour des raisons d’équilibre politico-communautaire. Entre 500 000 et 1,5 M de personnes sont ainsi dans l’angle mort des politiques publiques. En l’absence d’échantillons représentatifs, il est presque impossible d’avoir une idée claire de l’état des revenus des ménages au Liban, et de la manière dont l’aide alimentaire et financière doit être orientée. Le PAM (Lebanon VAM Update on Food Price Trends, 09/2020) met néanmoins en lumière que l’indice des prix à la consommation a enregistré une hausse de 112,4% en glissement annuel en juillet dernier, tandis que l’indice des prix alimentaires a enregistré une inflation de 336,2% sur la même période. Le coût moyen d’un panier de dépenses minimum pour la survie alimentaire a subi une hausse de 168% entre octobre 2019 et août 2020.

Si le risque de famine est pour le moment écarté au Liban, les craintes de crise alimentaire sont relayées par les politiques (le premier ministre démissionnaire Hassan Diab), ONG (Human Rights Watch) et institutions internationales (Banque Mondiale). L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avait en juillet dernier placé le Liban parmi 27 pays menacés par une crise alimentaire à cause du Covid 19. Selon l’ONU, plus de la moitié des libanais ne pourront pas s’approvisionner en denrées d’ici à la fin de l’année si la situation perdure, l’accès aux à celles-ci étant fortement miné par la crise économique et bancaire qui touche le pays sans que les perspectives offrent une quelconque éclaircie, après l’abandon du processus d’audit juricomptable de la Banque du Liban par le cabinet international Alvarez et Marsal le 20 novembre dernier.

Mesurée en termes de disponibilité des denrées, soit la présence d’aliments sur le marché, et d’accessibilité des denrées, soit les moyens pour la population de se les procurer, la sécurité alimentaire est par conséquent sous très forte pression au Liban.

La disponibilité des denrées est menacée par une atomisation du secteur agricole, résultant des choix politiques faits depuis la fin de la guerre civile au détriment des secteurs productifs.

La baisse du PIB agricole, combinée à une chute des importations, fait craindre un risque important de pénuries, surtout sur certains produits.

Malgré une abondance de terres cultivables, qui constituent près de 65% de son territoire selon la Banque mondiale, le Liban produit très peu : le secteur agricole représente seulement 4% du PIB, contre 73% pour les services. Cette situation paradoxale résulte du choix fait en faveur du développement de l’économie tertiaire et en particulier de la finance au lendemain de la guerre civile en 1990. L’ère haririenne, telle que décrite par George Corm, a consisté en une destruction systématique de l’économie réelle et des secteurs productifs au Liban.

Sinistré et atomisé” le secteur agricole libanais ne fait pas exception, comme en témoigne la chute du PIB agricole de 40% en 2020 par rapport à 2019 du fait du manque de crédit et d’une baisse des rendements selon le Centre de recherches et d’études agricoles libanais (Creal), qui signalait dès février 2020 que la production agricole allait s’effondrer en 2020, avec des chutes jusqu’à 70% en valeur sur certaines cultures d’aliments courant comme la pomme de terre ou l’oignon. Les problèmes d’approvisionnement en découlant sont importants alors que la balance commerciale alimentaire est déjà déficitaire de 80%. Faute de statistiques fiables, il est difficile de faire une prévision solide pour 2021, même si on peut normalement s’attendre à la poursuite du recul de la production et une pénurie importante de produits agricoles. La situation dégradée en Syrie n’est pas de bonne augure à cet égard.

Structurellement, le système de commercialisation des produits agricoles est en défaveur des producteurs, car n’assurant pas à l’agriculteur un revenu élevé (manque à gagner de 20 à 40%) ni le prix adéquat au consommateur. Consacrant l’exploitation des agriculteurs par le système des halles où domine le système de vente en consignation dont il n’existe pas d’autorité régulatrice, c’est l’obstacle majeur au développement d’une agriculture moderne et rentable au Liban, si l’on en croit Ryad Fouad Saadé, Directeur du Créal, qui souligne que la propriété agricole est touchée par les lois sur l’héritage et caractérisée par des terres parcellisées, difficilement rentables car peu propices aux économies d’échelle. Au mauvais état des infrastructures agricoles, endommagées pendant la guerre civile, répond un cadre législatif obsolète qu’aucune volonté politique n’a cherché à réformer. En résulte un gaspillage dans la commercialisation des produits agricoles, favorisé par les nombreuses fraudes que permet un tel système et qui débouche sur des défauts de paiement en série. Les principaux acteurs du secteur vivent depuis 1990 à crédit des sociétés d’importation d’intrants qui ont fait faillite avant la crise de 2019, menaçant l’existence de nombre de petits agriculteurs. Selon le Creal, seuls 10 à 12% du secteur va fonctionner normalement en 2020-2021. Le danger immédiat sera social : 250 à 300 000 foyers vivent de l’agriculture (25% des emplois privés), et seront de facto paupérisés.

L’explosion du silo engendre des difficultés d’approvisionnement, qui restent néanmoins moins menaçantes que les tensions sur les importations provoquées par la manipulation des taux de change.

Fumées sur le port de Beyrouth après l’explosion du hangar n°12 le 4 août dernier. Crédit photo Matthieu Karam

 

Le silo d’une capacité de 120 000 tonnes qui a explosé le 4 août dernier dans le port étant une infrastructure essentielle dans la chaîne d’approvisionnement et de stockage du pays (85% des céréales du pays y étaient stockés), son explosion engendre nécessairement des difficultés d’approvisionnement, dans un pays qui importe 80% de ses ressources alimentaires et dont 6% du PIB sont consacrés aux importations de produits alimentaires. L’activité portuaire a néanmoins repris depuis le mois d’août, grâce au report logistique opéré sur les autres ports du pays (Tripoli, Sidon, Tyr), évitant au maximum des ruptures logistiques majeures en matière d’approvisionnement alimentaire.

Alors que les importations ont baissé de 40% en glissement annuel sur le premier semestre, la baisse des importations alimentaires n’a connu qu’une baisse de 3%, ce qui signifie que l’approvisionnement continue. Si un risque de pénurie globale est par conséquent exclu pour le moment, une réelle menace émergera dès lors que les subventions sur le dollar à l’importation vont se terminer faisant augmenter le prix réel des importations de biens essentiels à un niveau insoutenable. Les réserves de la banque centrale ne lui permettant manifestement pas de maintenir le taux de change spécial pour les importateurs de produits stratégiques en dollars mis en place en octobre 2019, l’abandon d’un tel taux semble inévitable à très court terme (actuellement en discussion) et engendrerait des pénuries et une augmentation des taux d’inflation alimentaire qui atteint plus de 100% voire près de 200% pour certaines denrées.

Le problème à court et moyen terme est celui de l’accessibilité aux denrées, minée par une crise économique et bancaire rampante et résultant de l’incurie et de la captation des ressources par le système confessionnel hérité de l’après-guerre.

Le PAM, qui assure le plus gros de l’aide alimentaire internationale au Liban (30 M USD par mois), a pour mandat de porter assistance aux réfugiés syriens. Signe de l’aggravation de la situation, il va devoir équilibrer son aide entre syriens et libanais d’ici à la mi-2021, et a promis de distribuer des paniers alimentaires à 50 000 libanais dans les six prochains mois. La crise a fait passer 49% de la population libanaise en dessous du seuil de pauvreté, et 23% sous le seuil de l’extrême pauvreté. Sous l’effet de l’hyperinflation, l’épargne individuelle s’est évaporée, couplée à un fort contrôle exercé sur les mouvements de capitaux. La paupérisation galopante qui en résulte est préoccupante sur le moyen et long terme. Que restera-t-il dans quelques mois des classes moyennes éduquées qui portent le développement économique du pays ? Le confinement total imposé en novembre vient compléter le tableau des difficultés dont le Liban semble ne pas pouvoir se sortir.

Preuve de la complexité du système qui joue contre les libanais : le don du PAM qui devait s’élever à 50 à 100 tonnes de farine de blé en août a dû être réduit à 12 500, face à la levée de bouclier du secteur (détaillants, grossistes, importateurs) et a été difficile à écouler, selon Nicolas Oberlin, Directeur adjoint du Programme à Beyrouth. Cette aide a néanmoins permis de faire revenir le poids du paquet de pain à son poids normal, après la réduction de 10% autorisée par le Gouvernement l’année dernière. Le secteur agricole relève du même système de prédation mafieux qui a cours dans tous les secteurs et pans de l’économie libanaise, et qui a conduit le pays à sa ruine actuelle. Véritable “bancocratie” ou “kleptocratie” confessionnelle, le Liban souffre de sa prise en otage par le réseau de banques privées qui sont la base du vol institutionnalisé des ressources du pays.

Quant à la réforme des subventions au “panier alimentaire élargi”, par un système de bons d’achats ou de transferts en liquide directs à la population, elle reste en attente de la formation d’un nouveau gouvernement, malgré les demandes formulées notamment le collectif citoyen Platform1, qui estime que seulement 20% des subventions instaurées par la Banque du Liban bénéficient aux libanais les plus nécessiteux en raison de la faible consommation des plus pauvres et des phénomènes de contrebande vers la Syrie.

Depuis plus d’un an, la crise économique est en effet devenue “hors norme” au Liban. La situation économique s’est dégradée à un rythme sans précédent entre 2019 et 2020 : le PIB devrait se contracter de 13,2% d’ici à la fin de l’année, le chômage atteint plus de 35% de la population active, la dette publique avoisine les 170% du PIB et ne permet plus de financer les déficits jumeaux, au point que le Liban s’est déclaré en défaut de paiement sur sa dette au mois de mars 2020.

Une échoppe dans le quartier de Mar Mikhael à Beyrouth, 2018. Adjacente au port, la zone a été dévastée par l’explosion du 4 août 2020. Crédit photo Paul Gadel.

 

La confiance est rompue au niveau micro-économique comme au niveau macro, et les biens élémentaires comme le fuel ont cessé d’être importés, aggravant les nombreuses et longues coupures d’électricité dont les libanais sont malheureusement familiers. Ils se privent de manger de la viande, des légumes, de tout. Victime de décennies de gestion hasardeuse, la livre libanaise a perdu plus de 80% de sa valeur depuis septembre 2019 et l’hyperinflation grandit, alimentant le taux d’inflation alimentaire qui dépasse les 100%. Le système de changes flottants en vigueur jusqu’en 1997 plaçait la livre libanaise parmi les devises les plus fortes au monde, au point que Renault a émis des obligations sur la place beyrouthine en 1980. L’instauration d’un taux de change fixe arrimé au dollar en et les nombreuses manipulations subséquentes de la livre ont abouti en avril 2020 à 1 USD pour 3000 livres, pour se stabiliser autour de 1500 livres par la suite. Actuellement, le Liban voit coexister au moins 3 taux de change. La situation était devenue tellement incontrôlable que depuis décembre 2019, les établissements financiers appliquent le gel des avoirs des particuliers. La dette de l’État libanais, “dette odieuse” constituée en bons du Trésor en livres dont le taux a pu atteindre en 39%, achève de précipiter le pays dans la déroute financière et économique.

Un Liban affaibli et en proie à l’insécurité alimentaire est une poudrière dangereuse dans la région.

Le Liban semble devoir être l’éternel tributaire malheureux de son statut d’Etat “tampon”, théâtre de l’affrontement et objet de prédation des puissances régionales et globales depuis sa création.

Point de passage névralgique pour l’acheminement vers la Syrie de l’aide humanitaire, le port de Beyrouth symbolise bien cette situation d’État tampon. La “diplomatie du blé” et l’aide des pays étrangers était donc non seulement une marque bienvenue de solidarité, mais surtout nécessaire pour éviter un embrasement au niveau régional de la situation politique et économique interne.

Les difficultés économiques ravivent les tentations de repli communautaire qui ont plongé le pays dans les affres de quinze ans de guerre civile entre 1975 et 1990. Sur ce terrain explosif, les chefs de guerre convertis en leaders confessionnels clientélistes agitent le spectre de la peur de l’autre pour asseoir leur assise communautaire. En témoignent de nombreuses tensions intercommunautaires qui sont apparues dès septembre 2020, à rebours de l’esprit universel et de l’espoir suscité par les manifestations de l’automne 2019 réclamant des droits civils.

L’explosion du port et les difficultés économiques ravivent une fracture entre le camp réuni autour du Hezbollah et ses adversaires sur l’échiquier politique libanais. En cause, le débat jamais résolu du désarmement de la milice-parti chiite, et la politique de pression maximale déployée par les Etats-Unis sur tous les alliés de l’Iran dans la région, dont a récemment fait l’objet le leader du Courant Patriotique Libre, gendre du Président Aoun et allié du Hezbollah, Gebran Bassil. Accusé de corruption et de trafic d’influence, il est la cible de sanctions financières imposées par le Trésor américain. Cela pourrait peser encore plus sur le processus de formation d’un gouvernement, pour le moment introuvable, Saad Hariri ne parvenant pas à rassembler autour de lui.

La réunion organisée à l’initiative de la France le 2 décembre 2020 ressemble à l’initiative de la dernière chance. Trois mois après la visite d’Emmanuel Macron au Liban, l’initiative française, qui porte la marque de l’engagement personnel du président, est dans un totale impasse, en butte à l’obstructionnisme de la classe politique dans la droite ligne de leur tradition fromagiste.

Sur les murs de Beyrouth. Crédit photo Matthieu Karam.

En conclusion, rétablir la souveraineté alimentaire au Liban, rétablir l’Etat au Liban.

Si la situation économique prête peu à l’optimisme, elle pourrait comporter un aspect positif à moyen terme : l’impossibilité d’importer pourrait offrir des opportunités de développement d’une production locale, devenue mécaniquement plus compétitive. La travail de la FAO permet d’identifier les chaines de valeur de la production agricole et agro-industrielle porteuses, et encourage le capacity building auprès de coopératives agricoles, notamment de femmes, selon Marie-Louise Hayek, du bureau de la FAO à Beyrouth, dans le cadre de la stratégie de « gender sensitive value chains development » de l’Organisation. Sur le long terme, un Etat fort passe par la création d’un Ministère de l’agriculture en pleine capacité vital pour réduire la dépendance du pays à l’extérieur, et pour définir et piloter une loi de programmation agricole et passer d’une culture de commerce à une culture de production agricole et agro-industrielle.

Le patrimoine rural libanais pourrait avantageusement être valorisé par le développement de l’écotourisme et des industries non polluantes. A ce titre, les coopérations et échanges de savoir-faire devraient être encouragés entre entreprises et administrations, comme dans l’ensemble de la société civile française.

Les besoins urgents concernent néanmoins l’approvisionnement en intrants, que l’Etat devrait normalement coordonner. La complémentarité entre les ports et leur totale réorganisation devrait constituer un souci majeur du nouveau gouvernement Hariri, s’il est jamais formé.

L’auteure tient à remercier en particulier Monsieur Nicolas Oberlin, Directeur adjoint du Programme Alimentaire Mondial à Beyrouth, Madame Marie-Louise Hayek, Project Manager, Programme Assistant and Gender, Youth and Nutrition Focal Point à la FAO, Monsieur Imad Aoun, Advocacy and Communication Advisor chez Médecins sans Frontières Suisse ainsi que Matthieu Karam, Chef de l’édition digitale de l’Orient-le-Jour pour ses photos exclusives.