L’Amérique latine à l’heure de la Covid 19 : un douloureux retour à une réalité de crise – Pascal Drouhaud

Depuis le milieu des années 1990, l’Amérique latine s’était engagée sur la voie de la croissance : les prix des matières premières, l’émergence d’une classe moyenne élargie, le soutien à la consommation, la diversification des partenaires internationaux, l’oubli des années de plomb, contribuaient à ancrer l’image d’un continent résolument engagées sur la voie de l’émergence. Les conflits des années 1970 et 1980 étaient bien loin. Les différences idéologiques entre deux blocs sur le même continent, une gauche incarnée pendant plusieurs années par Hugo Chavez et une approche plus libérale, n’atteignait pas le paroxysme de la lutte armée des années 1980. Tout semblait pratiquement aller, pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

C’était sans compter sur la pandémie de la Covid 19 qui a replacé sur le devant de la scène les insuffisances structurelles économiques et sociales d’un continent qui n’est pas parvenu à combler les insuffisances économiques et sociales. L’année 2019, marquées par des révoltes populaires dans plusieurs pays parmi lesquelles les principales économies continentales, était une alerte : gouvernance, inégalités structurelles, manque de diversification de l’économie, insuffisance de coopération régionale, autant de facteurs qui expliquent le niveau de crise généré par la pandémie de Covid 19.

Historique et constat

En ce début d’année, l’Amérique latine abordait la crise sanitaire qui d’Asie se répandait en Europe, avec un relatif détachement. Peu de cas dans les 33 pays qui composent ce continent, en y rajoutant la région des Caraïbes, des diversités de situation qui se rejoignait sur un point : « Gracias a Dios », le virus est bien loin. Les océans nous protègent d’un virus qui accentuent la pression sur les structures sanitaires et hospitalières, ralentissent ou paralysent les économies, renforce les tensions sociales. L’année 2019 avait été suffisamment difficile dans les principales économies du continent : le Chili, le Mexique, le Pérou, l’Equateur, le Mexique, la Colombie, la Bolivie avaient connu des manifestations, parfois violentes portée par un mot d’ordre : en finir avec les inégalités et exiger plus de justice sociale.

D’ailleurs, les chiffres très faibles de cas, ne portaient-ils pas témoignage de cette réalité qui semblait épargner le continent latino-américain ? Mais dans un monde connecté, l’isolement n’existe pas. L’Amérique latine était rattrapée par l’épidémie quelques semaines après les premières mesures de prévention prises en Europe. Une mauvaise mesure du phénomène à ses débuts, la crainte d’une épidémie dans des économies fragilisées par les évènements sociaux et politiques de 2019, une approche très nationale plutôt que concertée au niveau régional, peuvent expliquer les difficultés à entrer véritablement dans la réalité d’une épidémie destructrice.

La situation s’est dégradée à partir du mois d’Avril 2020, la tendance se renforçant ensuite, alors même que les économies européennes, au premier chef desquelles la France, l’Italie et l’Espagne sortaient d’un confinement de deux mois. Le virus s’était déjà propagé aux États-Unis : les liens migratoires, les échanges commerciaux notamment aériens et maritimes ont fait le reste. En quelques semaines, le virus s’est propagé comme dans un feu de paille sur l’ensemble du continent qui est désormais le plus touché.

Les alertes avaient été lancées dès le début de l’année : la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) en Avril, affirmait que le continent allait connaître en 2020, « la pire récession de son histoire, avec une chute attendue de 5,3% du PIB à cause des conséquences de la pandémie sur les économies de la région ». Il faut remonter 100 ans en arrière pour retrouver des chiffres pareils : à la sortie de la première guerre mondiale, – 4% et dans les années 1930 (-5%). Même les années 1980, considérées comme « la décennie perdue », avec une hyperinflation et une instabilité politique, n’avait pas connu une telle perspective de récession. L’absence de coordination régionale, les failles d’une structure économique en trompe l’œil, alliant secteurs d’hyper développement et des pans entiers vivant dans l’informel, les inégalités structurelles ont constitué le terreau d’une pandémie qui ne demandait qu’à bénéficier des fondements d’un « mal développement » pour se déployer.

Très vite, une classification par pays et par problèmes, était établie : les principales économies, le Brésil, le Mexique, l’Argentine, le Chili, le Pérou, l’Équateur et la Colombie étaient les plus touchées, avec une chute de leur PIB comprise entre 5 et 7%. Le Venezuela connaît pour sa part une chute de son économie de 18%. Rivalités entre pouvoir central et L’État central comme au Brésil, incompréhension dans un premier temps d’une partie de la population, devant la nécessité d’adopter un mode de vie inédit, marqué par les gestes barrières et la « distanciation sociale » alors que les sociétés latino-américaines restent marquées par la structure familiale offrant une protection sociale aux plus démunis, mise en évidence du fossé entre ceux qui vivent dans un cadre formel et ceux qui survivent dans un environnement informel, poids culturel de certains préjugés rappelant les difficultés d’intégration dans un schéma national qui devrait être établi sur un contrat social au service de l’intérêt général, autant de réalités économiques, psychologiques, culturelles et politiques qui expliquent la situation actuelle. À cela, se rajoute des recettes fiscales insuffisantes dans la plupart des États, les ingrédients d’un ensemble au potentiel explosif sont réunis.

Le continent le plus touché au monde par la pandémie

Le ralentissement du commerce international, la chute des prix des matières premières, le durcissement des conditions financières sur la place internationale, se traduisant par un accès plus difficile aux financements et aux prêts, la chute du tourisme, la baisse des flux d’argent, ces fameuses « remesas » envoyés par les communautés établies à l’étranger, notamment aux États-Unis et dans une moindre mesure, en Europe, ont fait le reste.

La situation difficile contient les éléments d’un désastre, social, économique mais également pour l’unité nationale des pays concernés. Les inégalités se renforcement, la marginalisation des plus faibles et démunis s’aggrave, l’enfermement national se durcit. Désormais, l’Amérique latine est devenue la région la plus touchée dans le monde. 10 millions de cas de contamination sur un total mondial de 37 millions et plus de 350.000 morts. La Banque mondiale estime qu’à cette réalité humaine et sanitaire, se rajoute « les pires conséquences économiques et sanitaires », avec une projection de chute du PIB de 7.9% en 2020.

Les chiffres hélas, font clairement apparaître cette tendance : les exportations vont connaître une réduction de 15%, tandis que le taux de pauvreté augmente : désormais ce sont près de 40% de la population du continent qui vit dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté. Ce sont près de 235 millions de personnes qui sont concernées sur un total de 626 millions d’habitants. La tendance est lourde car la pandémie de Covid-19 touche des économies qui affichaient une croissance du PIB d’à peine 0,1% à la fin de l’année 2019.

Avec 54% de sa population active vivant dans l’économie informelle, et des poches sectorielles ou géographiques pouvant conduire à des niveaux plus élevés encore. Le taux de chômage augmente à 13,5 %, 5.5% de plus qu’en 2019. 44,1 millions de personnes n’ont plus de travail (+18 millions). Les classes moyennes, dont l’élargissement dans les années 1980-2000 étaient un des grands succès de l’émergence économique, sont désormais vulnérables.

La Covid 19 n’est pas le déclencheur d’une crise historique. La pandémie n’est que le révélateur sinon l’accélérateur, d’une réalité qui avait intégré dans son mode de fonctionnement économique, les fractures sociales et les graduations dans le schéma de développement qui ne pouvait que se bloquer dans une crise comme celle que nous vivons.

Quelle sortie de crise ?

Depuis le mois de Septembre, certains pays allègent les mesures de confinement. Certes les règles de distanciation sociale, restent, idéalement, en vigueur. Mais les commerces sont ouverts, les couvres feux appliqués par endroits, comme au Pérou ou au Guatémala, sont levés depuis plusieurs semaines. Le temps de la relance est encore bien lointain mais la population peut enfin, constater un adoucissement des mesures. L‘Amérique latine sait bien que la pandémie contient les ingrédients d’un danger immédiat.

Elle peut se transformer en un accélérateur du démantèlement de l’unité nationale au profit de la « loi du plus fort ». Mais la profondeur de la crise peut conduire à un sursaut dans certaines économies dont la reprise peut offrir un modèle ou un exemple à d’autres. Il faut bien mesurer la diversité d’un continent qui compte, avec les pays de l’Amérique latine, 33 pays. Certains pays, notamment dans l’arc caraïbes, ont été peu touchés par l’aspect sanitaire et médical de la pandémie. Ils sont touchés de manière différente, par la crise qui a conduit, inexorablement à une paralysie et parfois une déstructuration de secteurs économiques essentiels pour eux : le tourisme, l’hôtellerie, la restauration, les services.

Cette crise peut offrir l’occasion de rebâtir un contrat social en faveur d’une nouvelle unité nationale où chacun serait un citoyen à part entière. Elle permettrait également  aux systèmes d’une intégration régionale, d’être enfin à la hauteur des défis nés de la crise. Dans les faits, plus que jamais, la relance du continent latino-américain reste dépendante de la reprise internationale. L’Amérique latine est riche de ses matières premières. Elle était ancrée dans une émergence qui est la grande victime des effets de la Covid 19. Dans la plupart des pays, une occasion se présente désormais, de mettre sur pied un nouveau contrat social au service d’une unité nationale posant le problème des moyens des Etats (quelle fiscalité), la reconnaissance de la diversité de population dans le cadre d’un schéma d’unité nationale, et de la redistribution.

La Covid 19 a révélé les failles et fractures qui ne demandaient qu’à l’être pour démontrer la fragilité des économies latino-américaines, dont la plupart étaient pourtant émergentes. Retour des fantômes d’un passé qui ne demande qu’à ressurgir ou opportunité pour construire un nouveau contrat social pour un développement durable, plus que jamais l’Amérique latine se doit de penser à son modèle économique et social, dans une gouvernance réinventée. Le niveau du drame sanitaire qu’elle connaît impose des réponses à la hauteur de l’épreuve : de la forme du sursaut dépendra le devenir de l’Amérique latine dans un monde transformé par la crise sanitaire dans laquelle il est toujours plongé.