Mourir guéri : le paradoxe du traitement de la crise de la Covid-19 – Jean-François Daguzan

« Si vous n’y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu’il vous enverra en l’autre monde. »

Molière, Le malade imaginaire, acte III

À l’hiver 2019, la brutale apparition de la pandémie de Covid-19 a sorti le monde d’un modèle confortable et considéré comme acquis de sécurité sanitaire et sociale pour le plonger dans le chaos.

En France, comme dans de nombreux pays, le choix gouvernemental fut d’assurer le contrôle de l’épidémie par le remède choc d’un sévère confinement de plus de deux mois. Le risque attaché à ce « remède » désormais est de mourir guéri [1]!

D’aucuns objecteront que le gouvernement a répondu comme il pouvait à une situation inédite à ce jour. Mais les faits sont têtus, cette situation soi-disant « inédite » avait pourtant été largement anticipée par les études prospectives françaises depuis 2005[2].

Quoiqu’il en soit, deux raisons majeures présidèrent au choix drastique du confinement :

  • Le rapport à la mort a profondément changé et le décès de l’Ancien, de l‘Ainé même centenaire, hors processus admis comme normal (accident, maladie classique, vieillesse), est considérée par une bonne partie du corps social comme insupportable. « La mort n’était pas seulement devenue lointaine en raison de l’augmentation de l’espérance de vie, » note Dominique Strauss-Kahn. « Elle était aussi devenue intolérable (…). La «valeur» de la vie humaine a considérablement augmenté dans l’inconscient collectif des pays les plus riches.»
  • Contrairement au passé, en raison de l’évolution sociale et de l’extension des déserts médicaux, tout le monde va aux urgences et meurt peu ou prou à l’hôpital ou à l’EPHAD. (La pandémie sévère, dit grippe de Hong Kong, qui fit 31 000 morts en France en 1968, est quasiment passée inaperçue pour les raisons inverses : les gens sont restés chez eux et les gens sont morts dans leur lit.) L’engorgement des services de réanimation est donc le risque principal d’une épidémie moderne. DSK poursuit : « L’embolisation des systèmes de santé des pays développés n’est que le symptôme d’une vision politique de court terme qui se sent prémunie de tout imprévu matériel du seul fait de l’existence de marchés de biens et de services interconnectés et réactifs.[3]»

Ainsi, face à l’urgence, nous avons géré cette crise comme si c’était la dernière alors que c’est probablement la première à venir de la nouvelle mondialisation pandémique. Les analyses stratégiques mondiales montrent, tous pays ou services confondus (renseignement, Think Tanks, organismes de santé, prévisionnistes, etc.) que les pandémies, au même titre que les crises climatiques, vont devenir un élément structurant du nouveau monde. Il faut donc, pour l’avenir, s’attendre à une Covid-20, 21, 35, 50… et à l’apparition d’autres virus plus ou moins virulents circulant d’un côté à l’autre de la planète[4].

Une économie sur le flanc

Le remède radical et a priori efficace, du confinement ici comme ailleurs, a eu des effets dévastateurs sur l’économie : moins 12 à 14% du PIB annuel (d’après l’OCDE), 9% dans le scénario médiant de l’INSEE du 8 septembre avec une estimation prévue de 9,15 % de la population active au chômage à la fin de l’année, soit « une perte de l’ordre d’un million d’emplois structurels sur dix-huit mois. » selon Christian Saint-Etienne[5].

Qui plus est, la crise de 2008 avait principalement touché les secteurs financiers (banques, assurances, bourse) et industriels alors que celle d’aujourd’hui impacte d’abord les TPE-TPI, les auto-entrepreneurs et les secteurs de la culture, des activités ludiques, de l’hébergement et de la restauration (-90%). C’est donc le maillage central du pays qui a été dévasté par le choix gouvernemental. L’OCDE considère, quel que soit le scénario, qu’on ne reviendrait à la situation ex ante qu’au bout de deux ans[6] !

Certes, sur le plan sanitaire, les résultats sont satisfaisants : contrôle et régulation des services d’urgence, limitation du nombre des décès, baisse de la prévalence. La capacité à surmonter une deuxième vague nous en dira plus sur l’efficacité du système.

Mais les chiffres bruts de l’économie nous montrent que le confinement intégral n’est plus une issue. Si nous appliquons à chaque crise, la tactique utilisée pour la covid-19, en perdant mettons 10% du PIB par événement, nous nous retrouverons (en comptant celle-ci) à PIB zéro au bout de la 9ème ! Ce raisonnement par l’absurde nous dit simplement que ce modèle n’était utilisable qu’une fois. Nous avons fait face en choisissant de privilégier la santé au détriment de l’économie, ce qui relève d’un choix politique – notamment à l’égard de nos ainés – mais qui n’est pas reproductible à l’infini ; Pas de santé sans bonne économie ! Dans ce choix, André Conte-Sponville voit un camouflet à la jeunesse[7]. « Plus qu’une destruction de capital, » constate Christian Saint-Etienne, « c’est une évaporation des savoirs, notamment ceux nichés dans les entreprises qui feront nécessairement faillite, qui est à redouter.[8] »

Bien sûr les bonnes âmes objecteront que l’expérience est acquise et que nous ne pourrons plus être pris en défaut. La gestion actuelle du rebond épidémique en témoigne. Nous aurons des masques, des tenues des respirateurs, des vaccins et du savoir-faire. C’est vrai, mais :

  • Nous ne sommes toujours pas sortis de la crise n°1 ;
  • Nous avons connu une situation similaire (prévision du terrorisme biologique, SRAS, H1N1) entre 2001 et 2003 au cours de laquelle nous nous sommes particulièrement bien préparés. Or, la période d’anxiété passée, le savoir-faire et les moyens accumulés entre 2003 et 2018 se sont évaporés dans les limbes administratives et financières. On ne peut que souligner comme modèle hélas reproductible, l’impéritie des gouvernements antérieurs qui ont laissé filer un dispositif remarquable mis en place en 2003 (plans d’urgence, stocks de masque et de tests, d’appareils de réanimation) et ce, au mépris des recommandations des travaux de prospectives nationaux plaçant la France dans une situation de dénuement aux premières heures de la crise[9]. Si d’aucuns se sont emparés de métaphores guerrières, on peut dire que les bataillons sanitaires français sont montés, en 2020 comme à l’été 1914, au front en pantalon rouge garance face aux mitrailleuses adverses…;
  • Nous ne savons pas quel type de virus nous aurons à affronter dans l’avenir ;
  • Nos capacités économiques et industrielles auront baissé d’au moins 10%. C’est donc un pays affaibli qui devra s’y confronter.

Les moyens et l’expérience acquise peuvent ainsi réduire un petit peu l’impact d’une nouvelle pandémie, mais le corps social et l’économie française ne peuvent pas assumer un deuxième traitement de choc sur le même modèle. Ne parlons pas de plusieurs suites. La poursuite de ce modèle est la certitude de mourir guéri !

Pour ne pas mourir guéri !

La question du coup d’après se pose ainsi de façon aigüe. Les futures crises vont devoir être abordées à partir des présupposés suivants :

  • La nomadisation du travail : Les modalités du travail vont devoir s’adapter. La nomadisation déjà latente va s’imposer face aux grandes structures industrielles et des services même si celles-ci ne disparaîtront pas. Le succès réside dans la souplesse.
  • L’évolution du transport : La bulle du transport aérien a explosé. Les prix à coût cassé avaient entraîné l’explosion du tourisme et la circulation professionnelle de masse. Ce modèle va disparaître. Les entreprises vont voir dans la webinarisation une économie notable de coûts de structure. Les nouvelles exigences aéronautiques, notamment porté par des contraintes écologiques fortes, vont faire monter les prix billet, réduisant de facto le tourisme mondial.
  • Une situation de crise sanitaire permanente : La circulation mondiale prévisible des virus va amener nos sociétés à fonctionner en intégrant l’aléa de pourcentages plus ou moins importantes de populations malades pendant un temps indéterminé. Cela conduit à devoir repenser des modèles économiques et sociaux robustes et résilients hors confinement. Nous allons devoir concilier un univers prophylactique auquel on n’échappera pas et des maladies nouvelles auxquelles on n’échappera pas non plus. La vie masquée pourrait devenir la nouvelle convention sociale du vivre ensemble.
  • Un équilibre entre le nécessaire et le superflu dans la gestion politico-administrative : Les attaques terroristes ont depuis vingt ans pesé lourd sur les restrictions aux libertés publiques. Il ne faudrait pas en charger de trop la barque par une nouvelle couche de mesures liées à la lutte contre les pandémies. Ce qui est temporaire doit le rester. Il y a déjà une lecture de l’action gouvernementale par l’excès ; comme un André Conte-Sponville qui voit dans les mesures nationales l’émergence d’une « dictature sanitaire » ou, pour d’autres, le grand retour du « Biopouvoir », le contrôle par le corps, cher à Michel Foucault. Bernard-Henri Lévy y voit un nouveau « jansénisme » nous condamnant à l’état de « zombies »[10]! Au-delà de la caricature, reste que la tentation de l’Etat est toujours dans l’usage de l’interdit et la sanction, toujours plus faciles à mettre en œuvre que l’action positive. Un rapport de la fondation Carnegie Europe, met en avant le besoin de vigilance, face à une exploitation abusive des mesures anti-covid par certains Etats[11].
  • Enfin – et ce n’est pas très agréable – il va falloir nous réhabituer à mourir de façon moins linéaire que nous en avions pris l’habitude. Cette idée, cette perception, les sociétés occidentales l’avaient perdue depuis soixante-dix ans avec l’émergence des sociétés du « bien-être » permise par l’essor technologique et social mondial. De fait, nos ainés avaient vécu dans l’ombre sanglante des guerres mondiales. Nous allons vivre avec celle de la maladie mortelle ou incapacitante touchant indifféremment hommes, animaux et plantes.

La crise de la Covid-19 est un modèle nouveau pour les sociétés urbanisées et technologiques, mais il faut la penser comme une répétition générale. La situation révèle, pour Dominique Strauss-Kahn : une crise de l’avoir (impact brutal sur les échanges), une crise de pouvoir (qui se révèle nu et contesté !), une crise de l’être (le rapport à soi et au monde.[12])

Surmonter les trois crises perçues par DSK est donc l’enjeu vital pour demain. Cela demande un effort conjoint de l’Etat et de la société. Il n’y a pas d’autre issue que d’assumer désormais une société du risque avec, comme au temps des grandes pestes, la roulette russe de la maladie dans nos rues mais, heureusement, contrairement au passé, avec des outils technologiques puissants pour la combattre. C’est cette situation de « funambule » dont parlait le journaliste Thomas Legrand à France Inter[13], que l’Etat comme nous autres, population, vont devoir difficilement gérer. Voilà le seul véritable défi à relever et il est de taille : Vivre quand même et se battre !

 

[1] Voir également, dans une perspective un peu différente, l’article de Renaud Girard, « La France ne doit pas mourir guérie ! » Le Figaro du 23 mars 2020, mis à jour le 25 mars 2020.

[2] Voir l’auteur de ces lignes, « Pandémie : Et pourtant on avait tout prévu ! », L’Opinion, 24 avril 2020,

[3] https://www.slate.fr/story/189339/economie-politique-coronavirus-covid-19-pandemie-analyse-dominique-strauss-kahn-crise-economique-democratie

[4] Le choix est infini : coronavirus, filovirus, icosaédriques, hélicoïdaux, enveloppés, complexes, pouvant favoriser le développement des grippes, hépatites, fièvres hémorragiques, poliomyélite et autres pestes sans compter les maladies concernant les animaux ou les plantes. (Dieu merci, sur les 5000 formes connues, seules 129 sont pathogènes.)

[5] « Déconfinons au plus vite ! », Les échos du 17 avril 2020, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-deconfinons-au-plus-vite-1195768

[6] http://www.oecd.org/perspectives-economiques/juin-2020/

[7] « Avec la récession économique qui découle du confinement, ce sont les jeunes qui vont payer le plus lourd tribut, que ce soit sous forme de chômage ou d’endettement. Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c’est une aberration. » Entretien avec Laure Lugon, , Journal Le Temps du vendredi 27 avril 2020, https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons

[8] « Déconfinons au plus vite ! », Les échos du 17 avril 2020, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-deconfinons-au-plus-vite-1195768

[9] Livres blancs de la défense et de la sécurité nationales entre autres depuis 2005, Voir JF Daguzan, « Pandémie : Et pourtant on avait tout prévu ! » op. cit., https://www.lopinion.fr/edition/politique/pandemie-pourtant-on-avait-tout-prevu-tribune-jean-francois-daguzan-216246

[10] « La grande peur des Bien-Portants », Le Figaro du 30 août 2020, https://www.lefigaro.fr/vox/societe/bernard-henri-levy-la-grande-peur-des-bien-portants-20200830

[11] ClobalDemocracy& Covid-19, Upgrading international Support, 39 p. https://carnegieendowment.org/files/Global_democracy_covid-19_report_FINAL_WEB.pdf

[12] https://senscollectif.fr/inspirations/covid-19-et-apres-quelles-perspectives-pour-lentreprise/

[13] Edito du 24 septembre 2020 à 7h 40.