Comment rater sa transformation digitale – Paul Bellorini

Au début des années 30, le cinéma venait de se mettre à parler et les productions françaises de la Paramount enchainaient bide sur bide. Le directeur américain voyait le public hexagonal devenu exigeant bouder dangereusement les nanars que proposait la fameuse compagnie. Il demanda alors à son ami Marcel Pagnol de composer un comité littéraire, réunissant les plus belles plumes tricolores au service de l’entreprise. Le directeur communiqua abondamment sur l’existence de ce prestigieux comité mais, au grand dam de ses membres, ne suivit jamais une seule de ses recommandations. Il lui suffisait d’avoir un comité pour être crédible, pensait-il. De là à l’écouter, il y avait un pas qu’il ne lui vint même pas à l’idée de franchir. Quelques mois plus tard, la Paramount française était à genou.

Cette anecdote s’applique parfaitement aux transformations numériques des entreprises d’aujourd’hui. Véritables tartes à la crème du début du 21e siècle, ces transformations indispensables s’enlisent avec une régularité qui force l’admiration, ce qui permet aux observateurs de tirer quelques leçons.

Prenons un comité de direction ordinaire. Époque oblige, un jeune et fringant directeur de la stratégie digitale (CDO) y a désormais son rond de serviette. Autour de la table, les autres directeurs (financier, commercial, marketing, RH, etc.) ainsi que le PDG lui-même assistent, mois après mois, incompréhensifs, à son naufrage. Car ce directeur 2.0 ne peut qu’échouer. Premièrement, il parle dans une langue que les autres ne comprennent pas. Deuxièmement, il échafaude des plans sur des périmètres qui ne lui reviennent pas, et qui ne seront donc jamais, ou mal, mis en œuvre. Tout est en place pour que la transformation digitale de l’entreprise soit non seulement inopérante, mais couteuse.

Comment éviter ce fiasco ? Il semble d’abord important de rappeler que la transformation pour la transformation n’a aucun sens. Qu’une vénérable entreprise veuille copier les GAFA, alors que son modèle de fonctionnement n’a rien de commun avec ces pure players, est absurde : par définition, les GAFA n’ont pas eu à mener de transformation digitale !

L’entreprise doit commencer par déterminer la destination finale de sa transformation. Cet objectif primordial va ensuite se décliner sur tous les aspects critiques de l’entreprise : stratégie, offre, expérience client et operating model. Ce n’est qu’en redéfinissant l’ensemble de ces paramètres de manière cohérente et concomitante que la transformation digitale peut réussir, au service d’un objectif qui n’est jamais de se digitaliser pour le plaisir de se digitaliser.

Toutefois cette transformation n’est pas seulement une histoire de process, de système ou de gouvernance : elle est d’abord culturelle. La condition de sa réussite semble tenir à son adoption à tous les étages de la fusée, et par chacun à son niveau. Faute de quoi, les frictions entre prés carrés et la politique interne morcelleront et anéantiront les efforts et les ressources.

Si vous avez jamais voulu utiliser le terme « holistique », voici le moment : il s’applique parfaitement à la manière de penser la transformation numérique réussie d’une entreprise. Du reste, dans un monde idéal, le PDG devrait lui-même être le CDO. A défaut, il devra devenir le premier ambassadeur et le premier converti à tout virage numérique de son entreprise. Encore faut-il qu’il en ait la capacité. Car, si l’on dit classiquement que transformer c’est changer la roue sans arrêter la voiture, dans le cas d’entreprises qui jouent leur survie à l’ère digitale, il s’agit plutôt de changer le moteur sans arrêter la voiture.

Arrêtons-nous sur cette vitesse. « Digital can’t wait » : un des changements culturels les plus cruciaux concerne la rapidité. Rapidité de décision, d’action, d’analyse, d’adaptation. Sachant qu’un changement culturel est par nature lent, on mesure l’ampleur du défi proposé aux entreprises. La révolution numérique est aussi une révolution du rapport au temps.

Finis les modes de décision issus de réunions donnant lieu à des rapports en trois exemplaires, qui passeront en commission pour leur accorder – ou pas – des crédits pour dix-huit mois… Les entreprises avancées dans leur transformation prennent davantage de décisions, de moindre ampleur mais plus fréquentes. Expériences et ajustements sont incessants. Les crédits alloués sur trois mois seront renouvelés si les objectifs sont atteints. La fluidité prime.

Toutefois, permettre aux employés de tester des choses implique également des les laisser… échouer. L’innovation passe désormais outre les études exhaustives et interminables : il faut se lancer et, « si l’on doit rater, ratons rapidement ». On voit tout de suite à quel point cette culture du test and learn constitue un obstacle de plus en France, où l’échec et la faillite sont stigmatisés. Il devient pourtant urgent que les managers tricolores adoptent, en les appliquant au monde de l’entreprise, les fameuses paroles de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais : soit je gagne, soit j’apprends ».

Vision globale, stratégie ambitieuse voire surambitieuse, révolution culturelle, souplesse budgétaire et managériale… Chacune de ces étapes vers le Graal d’une transformation numérique réussie offre donc l’occasion d’échouer. De quoi être légitimement tétanisé par l’enjeu. Par chance, un dernier facteur aidera sans doute les dirigeants à faire preuve d’une formidable audace : ils n’ont pas le choix ! Et ce n’est pas la pandémie actuelle qui les incitera à temporiser : en situation de confinement, le Digital n’est plus un artifice, c’est une condition de survie !

On observe ainsi aujourd’hui en France des transformations passionnantes à suivre. Comme dans le secteur du tourisme, où par une brutale nécessité les leaders ont dû se refocaliser via le digital sur leurs clients, en réinventant l’organisation, les métiers, en redéfinissant les compétences nécessaires, etc. Certains ont démarré tôt et avec un certain panache, comme le Club Med, d’autres y sont venus plus récemment, mais avec des moyens importants, comme Accor. L’issue de ces révolutions nous confirmera dans nos convictions ou nous invitera à la modestie…

Quant à la Paramount de 1930, elle dût accepter de donner les quasi pleins pouvoirs au jeune Marcel Pagnol pour qu’il consente à piloter chez eux l’adaptation d’une de ses pièces. Marius triompha, sauva la Paramount et lança définitivement en France le film parlant, technologie nouvelle qui devint à la fois la norme, et un art.